Nous sommes des êtres de langage et notre langage reflète nos croyances. Quand on analyse le champ lexical de la naissance, on comprend pourquoi, dans nos sociétés occidentales, celle-ci est vécue par les femmes et les enfants comme une étape difficile et douloureuse. Dans cet article initialement publié par le journal américain Midwifery Today [1], premier d’une série que j’aurai le plaisir d’accueillir sur Le Gai Savoir, Michel Odent nous propose une analyse des mots, de leur pouvoir et comment il est possible d’en neutraliser les effets délétères. Pour cela, l’auteur imagine une/e étudiant/e confronté/e au langage obstétrical durant ses études de médecine et à l’important conditionnement à la honte, à la dépendance, à la passivité et à la douleur dont ce langage témoigne.

Nous sommes avant tout des mammifères. Avant de nous demander ce qui singularise la naissance des humains, il nous faut rappeler les besoins universels des mammifères pendant la période périnatale. Ces besoins sont facilement résumés et interprétés dans le contexte scientifique actuel. Lorsqu’ils donnent naissance, tous les mammifères ont des stratégies pour éviter de se sentir observés : la privacy [2] est l’un de leurs besoins fondamentaux. De plus, tous les mammifères ont besoin de se sentir en sécurité. Par exemple, dans la jungle, une femelle ne peut donner naissance tant qu’un prédateur rôde alentour. Les physiologistes expliquent aisément que dans une telle situation la femelle libère des hormones de la famille de l’adrénaline. Cette activation du système physiologique qui induit la fuite ou le combat bloque la libération d’ocytocine, l’hormone clé de l’accouchement : l’événement naissance est alors repoussé jusqu’au moment où la femelle se sent en sécurité. Nous sommes aujourd’hui en mesure de prétendre qu’il convient de « mammifériser » la naissance.

Nous sommes de plus des mammifères humains. Alors qu’un rappel des besoins universels des mammifères est une nécessaire première étape, nous devons aussi garder à l’esprit les différences entre les êtres humains et les autres mammifères. L’une des principales différences est que nous parlons. Parce que nous disposons de moyens sophistiqués de communiquer, nous créons des cultures. Le langage est le plus puissant agent de conditionnement culturel. Il est donc nécessaire d’étudier notre vocabulaire, y compris les racines des mots, pour mesurer à quel point nous sommes conditionnés dans les domaines de la procréation. Pour analyser notre programmation collective, nous prendrons l’exemple d’un/e étudiant/e dans la période de transition entre l’adolescence et l’âge adulte. C’est un âge critique quant à la curiosité pour tous les aspects de la vie sexuelle, y compris la naissance.

Vocabulaire de la honte

Cet être humain est constamment exposé au vocabulaire dominant et ses mots clés. Puisqu’il a l’intention de pratiquer la médecine, il va devoir étudier l’anatomie. Il apprendra bientôt que le terme savant pour désigner les organes génitaux externes est encore en anglais, comme c’était le cas naguère en français, « pudenda » (du latin, « dont on doit avoir honte »), que ces organes sont innervés par les pudendal nerves et reçoivent leur sang par les pudendal arteries. S’il parle l’espagnol il entendra parler de nervios pudendos, le portugais de nervo pudendo. En allemand, on trouve le mot pudendus. En français, alors que le mot « pudeur » (sens de la modestie) a une forte connotation vertueuse, les termes anatomiques pour les nerfs et artères des parties génitales sont « les nerfs honteux » et « les artères honteuses ». Tout comme en allemand où le mot « Scham » (i.e. honte) est le premier composant de nombreux autres termes ayant trait aux parties génitales : « Schamhaare » (toison pubienne), « Schamberg » (mont de Vénus), « Schambein » (pubis), « Schamfuge » (symphyse pubienne), « Schamritze » (vulve), « grosse Schamlippen » (grandes lèvres), etc. En chinois, l’os pubien est appelé « chigu », ce qui littéralement veut dire « os honteux ». Il ne fait aucun doute que de telles connotations associées à ces parties du corps doivent être prises en compte lorsque l’on tente d’apprécier la façon dont le milieu culturel peut influencer la façon dont les femmes donnent naissance.

Vocabulaire de la passivité

Notre jeune étudiant/e est déjà en train d’évaluer son intérêt pour les différentes disciplines médicales, dont l’une est l’obstétrique. Il n’est pas indifférent que l’origine du mot soit le latin « obstetrix », l’équivalent de sage-femme. Son interprétation littérale est « femme qui se tient devant ». La racine de termes tels que « obstetrix » ou « obstacle » est le verbe latin « obstare » (se tenir devant). Ces considérations étymologiques soulignent l’ancienneté du conditionnement selon lequel la femme ne peut donner naissance sans que quelqu’un se tienne devant elle. Notre langage quotidien aujourd’hui traduit et transmet ce conditionnement. On suggère constamment que le besoin de base de la femme en train d’accoucher est qu’une autre personne soit présente et participe activement. La plupart des verbes liés à l’accouchement et à la naissance sont utilisés à la forme passive. Les femmes sont « délivrées » par une sage-femme ou un médecin. En anglais, il n’y a aucun verbe pour dire « naître » (le titre de mon livre Bien naître [3] est finalement devenu, en langue anglaise, Entering the World, i.e., entrer dans le monde). En écumant livres et revues, on réalise la profondeur de ce conditionnement. Les parturientes sont des « patientes ». Il est banal de suggérer que face aux patients (passifs) les soignants (donneurs de soins) sont actifs. Chez les professionnels, il n’est pas rare que l’on évoque comment le « travail » est conduit, ou contrôlé, ou dirigé, ou « managé ». En d’autres termes, une femme n’a pas le pouvoir de donner naissance par elle-même. Dans la définition de la sage-femme selon l’Alliance internationale des sages-femmes, le mot « soin » apparaît six fois en quelque vingt lignes, ce qui suggère qu’une femme ne peut donner naissance sans un « donneur de soin » (en anglais « carer » et dans la version espagnole « cuidado »).

Il y a évidemment des différences culturelles. En chinois, on utilise souvent le terme jie Sheng, qui veut dire littéralement « accouchement effectué par d’autres ». En russe, en revanche, il semble que le vocabulaire soit moins invalidant. Le verbe principal pour « avoir un bébé » (rodit) est actif. Le terme utilisé couramment rodit’sa implique que « j’ai donné naissance par moi-même ». Les mères disent « rodila » (j’ai donné naissance). Rodil’ny dom est un endroit où l’on donne naissance (avec une connotation active). Doit-on postuler une relation inverse entre l’attitude active des parturientes et les taux de césarienne, lesquels sont restés relativement bas en Russie alors qu’ils explosaient déjà dans les villes chinoises ?

Vocabulaire de la dépendance

Notre étudiant/e en médecine pourrait aussi être tenté/e d’explorer quelques-uns des nombreux livres destinés au grand public publiés pendant la deuxième moitié du vingtième siècle. La croyance en une obligatoire dépendance à l’égard de personnes qui assistent à la naissance s’est renforcée pendant cette période avec l’apparition des écoles de « naissance naturelle » qui sont directement ou indirectement influencées par la « méthode psychoprophylactique » russe. Cette méthode était basée sur le concept de réflexe conditionnel. L’objectif théorique des disciples de Pavlov était de se débarrasser des inhibitions culturelles en reconditionnant les femmes. Cela a conduit finalement à la conclusion que les femmes doivent apprendre à donner naissance et qu’elles ont besoin d’être constamment guidées au cours du travail.

L’influence de telles théories explique l’émergence de « méthodes » d’accouchement « naturel », comme si les mots « méthode » et « naturel » étaient compatibles – leur association constitue de fait un oxymore. C’est ainsi qu’une forme sophistiquée et sans précédents de la parturition culturellement contrôlée s’est soudainement développée. De nouveaux mots à la mode sont apparus, impliquant qu’une femme ne peut donner naissance sans la présence active d’une personne apportant son expertise ou son énergie. Par exemple, le mot « coach » indique clairement que la femme en travail a besoin du service d’un expert. Ceux qui ont compris que la naissance est un processus involontaire n’utiliseraient jamais le mot « coach ». De même le mot « soutien » (« support » est très utilisé en anglais) indique clairement qu’une personne qui assiste la parturiente doit lui apporter de l’énergie. Le pouvoir de conditionnement du mot « support » est énorme. Bien des femmes présument que plus elles auront de soutien, plus facile sera l’accouchement. Le prétendu besoin de « soutien » a contribué à établir le dogme de la participation du père du bébé à l’événement. Ce dogme largement répandu illustre l’incompréhension culturelle de la physiologie de l’accouchement.

L’invalidant vocabulaire [de la naissance] englobe toute la période périnatale. Notre étudiant/e a depuis l’enfance entendu parler de « couper le cordon », une expression impliquant que séparer immédiatement le nouveau-né du placenta et d’une mère passive et incompétente est une nécessité physiologique. Les assistants à la naissance suivent des règles et discutent du meilleur moment pour « mettre le bébé au sein ». Personne ne savait jusqu’à une date récente que, pendant l’heure qui suit la naissance, alors que le bébé est dans les bras d’une mère extatique après le « réflexe d’éjection du foetus », il y a une forte probabilité pour que le nouveau-né puisse trouver le sein.

Vers une révolution culturelle ?

Ce vocabulaire invalidant implique que, pour donner naissance, les femmes doivent surmonter un puissant conditionnement culturel négatif. Nous ne pouvons dissocier les effets de ce vocabulaire des effets de croyances et de rituels invasifs qui interfèrent aussi avec les processus physiologiques. La combinaison de tous ces facteurs tend à accroître les difficultés de la naissance, à empêcher le contact précoce entre mère et nouveau-né et à retarder le début de l’allaitement.

Notre analyse transculturelle de ce vocabulaire invalidant, ainsi que notre connaissance des croyances et rituels périnatals, imposent une question : quels sont, sur le plan de l’évolution, les avantages de cette tendance à accroître les difficultés de la naissance ? Cette question ne peut pas être éludée à l’heure où nous découvrons que donner naissance, chez tous les mammifères, implique la libération d’un cocktail d’hormones de l’amour, et où de multiples disciplines suggèrent l’importance de la période qui entoure la naissance en tant que période critique pour la formation de l’individu, et en particulier pour le développement de la capacité d’aimer. Si de telles interférences culturelles sont aussi répandues, cela suggère qu’elles ont des avantages évolutifs.

Pour tenter de répondre à cette nouvelle question, nous devons d’abord rappeler que toutes les sociétés partagent les mêmes stratégies de base pour survivre. Ces stratégies incluent la domination de la nature et la tendance à dominer – voire à éliminer – d’autres groupes humains. Il est dès lors facile de comprendre que les milieux culturels qui l’emportent sur les autres sont ceux qui développent à un haut degré le potentiel humain d’agressivité. Quand la domination de la nature et des autres groupes humains est une stratégie de survie, c’est un avantage de développer une certaine forme de capacité à détruire la vie. C’est un avantage de modérer le développement de plusieurs facettes de l’amour, y compris le respect pour la « Terre-Mère ». Ainsi les multiples façons d’interférer, pendant une période critique, sur le développement de la capacité d’aimer, peuvent devenir des avantages évolutifs.

Ces considérations sont essentielles à l’aube du troisième millénaire. Nous réalisons soudain qu’il y a des limites à la domination de la nature. Nous comprenons la nécessité de créer l’unité au sein du village planétaire. À ce tournant de son histoire, l’humanité doit inventer des stratégies de survie radicalement nouvelles. Pour cela, nous devons compter, aujourd’hui plus que jamais, sur le développement de différentes facettes de l’amour. C’est pourquoi le conditionnement culturel négatif qui, pendant des millénaires, a interféré avec les processus physiologiques, est en train de perdre son avantage évolutif. Nous avons de nouvelles raisons de découvrir les besoins de base de la femme qui accouche et du nouveau-né.

Il nous faut prendre conscience des énormes difficultés qu’il faudra surmonter pour redécouvrir ces besoins de base et pour accepter que, dans le drame de la naissance, il n’y a que deux acteurs obligatoires : la mère et le bébé. Cela peut aider de réaliser que le concept de sage-femme est probablement plus récent qu’on ne le croit habituellement. Des témoignages filmés de la naissance chez les Eipos en Nouvelle Guinée (Schiefenhovel, 1978), des documents écrits sur des sociétés préagricoles telles que, par exemple, les !Kung San (Eaton, 1998) et des documents sur des groupes ethniques amazoniens suggèrent qu’avant la révolution néolithique, c’est-à-dire avant l’agriculture, l’élevage et la domination de la nature en général, les femmes s’isolaient pour accoucher.

En dépit des difficultés, une action urgente est nécessaire. La césarienne est plus sûre que jamais ; elle est devenue une intervention facile et rapide. Nous disposons de substituts pharmacologiques aux hormones naturelles, tels les perfusions d’ocytocine synthétique et les anesthésies péridurales. De telles avancées techniques, associées au conditionnement culturel négatif et à une incompréhension profonde de la physiologie, nous ont conduits à une situation sans précédents. Jusqu’à une date récente, en dépit des interférences culturelles, une femme devait compter sur la libération d’un « cocktail d’hormones de l’amour » pour accoucher. Aujourd’hui, à l’échelle planétaire, le nombre de femmes qui mettent au monde bébés et placentas grâce à la libération d’un tel flot hormonal est de plus en plus faible. Les hormones de l’amour sont devenues inutiles dans cette période critique de la vie humaine. Les questions se posent en termes d’avenir de nos civilisations, et même d’avenir de notre espèce.

Un des objectifs devrait être de modérer la puissance du conditionnement culturel négatif. En d’autres termes, nous devons reconsidérer notre vocabulaire. La révolution culturelle dont nous avons besoin sur ce plan sera accomplie lorsque « protection » et « privacy » seront devenus des mots clés dans les conversations, les livres, les conférences et les interventions médiatiques au sujet de la naissance.

En attendant…

Nous devons d’abord accepter que les effets de milliers d’années de culture ne peuvent être effacés du  jour au lendemain. De plus, quel que soit leur milieu culturel, les femmes seront toujours soumises individuellement, lorsqu’elles atteignent l’âge adulte, à des conditionnements culturels différents. C’est pourquoi toute tentative de se libérer du vocabulaire invalidant de la naissance doit être associée à une connaissance de la solution adoptée par le processus évolutif pour surmonter des handicaps spécifiquement humains.
Langage et conditionnement culturels sont liés au développement énorme du néocortex. En d’autres termes, pendant le processus de la naissance (ou toute autre sorte d’expérience sexuelle) la plupart des inhibitions sont liées à l’activité du néocortex. La solution que la Nature a trouvée pour surmonter cette vulnérabilité humaine est facile à comprendre dans le contexte scientifique actuel : pendant le processus de l’accouchement, le néocortex est censé réduire son activité. Du point de vue pratique, cela signifie qu’une femme en travail a avant tout besoin d’être protégée contre toute stimulation néocorticale. Cet aspect crucial de la physiologie de l’accouchement
chez les humains était resté incompris par les théoriciens du vingtième siècle. Tel est le « péché originel » à l’origine de la cascade d’erreurs transmises par la plupart des écoles de « naissance naturelle ». Aujourd’hui, dans le domaine de la naissance, nous nous trouvons dans la situation du voyageur qui s’aperçoit qu’il s’est trompé de chemin. Dans ce cas, la meilleure attitude est habituellement de retourner au point de départ avant qu’il ne soit trop tard et de prendre une autre direction. Soyons optimistes et agissons comme s’il n’était pas trop tard.

Michel Odent

1 « Dispelling the disempowering birth vocabulary », Midwifery Today, 2008;(87):22-3, 65-6. La présente traduction française adaptée est publiée avec la permission de Midwifery Today et de Michel Odent : https://midwiferytoday.com/magazine/

2 « Privacy » est un terme anglo-saxon qui désigne à la fois l’intimité et un espace préservé des intrusions extérieures.

3 Éditions Seuil (1976).

 


1 commentaire

Blandine Marie · 15 février 2018 à 9 h 34 min

« obstétrique » a la même racine que « obstacle » … intéressant non ?

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