En réponse à l’article de Laurence de Cock publié dans le Monde diplomatique de septembre 2023, intitulé « Les pédagogies alternatives sauveront-elles l’école ? »
À la rentrée 2023, l’école a une nouvelle fois été le théâtre d’une offensive islamophobe gouvernementale, cette fois-ci contre les « abayas », et le symbole de la clochardisation du service public, entre manque de professeurs et incapacité à endiguer la préoccupante multiplication des cas de harcèlement scolaire. Dans ce contexte, le Diplo de septembre fait le choix de mettre à l’honneur Mme Laurence de Cock qui consacre un long article aux pédagogies alternatives, en se posant l’étonnante question suivante : « Les pédagogies alternatives sauveront-elles l’école ? ».
Étonnante en effet, car pour quiconque s’intéresse à l’éducation, la priorité est moins la préservation de l’institution qui les héberge que la protection et l’épanouissement des enfants qui y sont accueillis. Mais passons.
Cet article prend la forme habituelle d’un réquisitoire contre les initiatives pédagogiques alternatives privées, complices plus ou moins volontaires du séparatisme bourgeois, de la marchandisation de l’éducation et de la promotion des valeurs de l’entreprise. Un propos convenu, à tel point qu’il ne semble même plus nécessaire d’apporter la moindre preuve à l’appui de la thèse avancée : convoquer la page d’accueil du site web d’un établissement, l’École Démocratique de Paris, ou des bribes d’informations pêchées çà et là en cherchant sur Internet, suffisent à Mme. De Cock pour soutenir sa dénonciation facile et prévisible des écoles privées hors contrat, responsables des maux de l’institution scolaire.
Pourtant, une connaissance même sommaire du terrain, quelques journées d’études passées au sein des établissements qui semblent l’intéresser suffiraient à montrer à Mme De Cock que la réalité qu’elle décrit n’existe que dans le ciel des idées préconçues. En nous appuyant sur le cas précis des écoles démocratiques, que nous connaissons plutôt bien pour avoir été à l’initiative de l’École Démocratique de Paris en 2016, nous nous attacherons à démontrer que la réalité de la « pédagogie alternative » est un peu plus complexe que ne veulent bien le croire les faiseurs d’opinion éducative : non, les écoles alternatives ne sont pas (toutes) des oasis bourgeoises où prospèrent le commerce et l’esprit entrepreneurial, et non, ces mêmes écoles ne sont pas les amies du pouvoir macronien néolibéral, qui s’emploie plutôt à les faire disparaître lorsqu’elles sortent du rang.
Commençons par le sujet qui fâche : l’argent. Il est reproché aux écoles alternatives, et a fortiori démocratiques, d’être élitistes et de ne s’adresser qu’aux familles les plus fortunées en pratiquant des frais de scolarité exorbitants. Que les choses soient claires : pour l’immense majorité des écoles alternatives, associatives et à but non lucratif, facturer des frais de scolarité n’est pas un choix fait de bon cœur. Il se trouve que le cadre institutionnel éducatif français impose le choix suivant aux écoles privées : signer un contrat d’association avec l’État et suivre le programme défini par l’Éducation Nationale en contrepartie d’un financement public, ou mettre une croix sur les subsides étatiques pour bénéficier d’une liberté pédagogique plus importante.
Désireuses de porter des projets éducatifs capables de répondre aux besoins des enfants rejetés par l’école « classique », ce n’est que par contrainte que nos établissements optent pour le régime du privé hors contrat, qui enferme nos projets dans l’isolement institutionnel et la précarité financière. Car en effet, il faut n’avoir jamais mis les pieds dans un établissement associatif alternatif pour croire que c’est l’ambition commerciale qui porte les équipes qui y travaillent ! Celles-ci sont au contraire confrontées à un dilemme permanent : chercher à accueillir toutes les familles demandeuses quelles que soient leurs conditions matérielles d’existence, tout en évitant la cessation de paiement.
En effet, l’équation est d’autant plus complexe à résoudre qu’une grande partie des familles qui font appel aux écoles alternatives ne sont pas fortunées : mamans solo, allocataires du RSA, demandeur-se-s d’emploi, intermittent-e-s du spectacle, salarié-e-s gravitant autour du SMIC… loin des lieux communs ressassés à l’envi par Mme De Cock, la réalité sociale des familles faisant appel aux écoles alternatives est souvent celle de la précarité et du sacrifice.
C’est donc à la faveur d’un nombre incalculable de compromis et de bricolages quotidiens que ces écoles survivent, quand elles y parviennent : entre les réductions (parfois substantielles) accordées aux familles dans le besoin, les appels aux dons, une modération salariale significative, la limitation de toutes les dépenses au strict nécessaire et le recours massif au bénévolat, y compris celui des parents qui, bien loin d’être des clients, sont souvent associés à la gestion de l’établissement et à sa vie pédagogique, c’est au prix d’un véritable sacerdoce que les écoles alternatives résolvent la quadrature du cercle économique.
A la précarité matérielle s’ajoute celle de la pression administrative. Car contrairement à ce que semble penser Mme De Cock, les services de l’État et les différents rectorats du pays n’aiment pas l’alternative éducative, qu’elle soit portée par des établissements privés hors contrat ou par les familles elles-mêmes. C’est ainsi que la présidence Macron a été marquée par au moins 3 reculs majeurs de la liberté pédagogique.
En 2019, l’âge de début de l’instruction obligatoire a été abaissé de 6 à 3 ans, imposant de manière totalement injustifiée un carcan et une pression scolaire à des enfants qui devraient consacrer leur temps à jouer, interagir et créer, sans attente. En 2019, la loi « visant à simplifier et mieux encadrer le régime d’ouverture et de contrôle des établissements privés hors contrat » a considérablement renforcé la marge de manœuvre de l’État dans l’appréciation des projets pédagogiques qui lui sont soumis, lui permettant d’empêcher arbitrairement l’ouverture des établissements ne lui plaisant pas ou encore de réaliser des inspections pédagogiques expéditives et totalement à charge, y compris avec le concours de policiers en uniforme dans le cas des écoles musulmanes. Enfin, en 2021, la fameuse loi « confortant les principes de la République » est venue parachever la mise au pas éducative de la société, en rendant possibles les fermetures administratives d’établissements scolaires (sans passer par la justice, donc), en alourdissant considérablement les peines contre les directeurs d’établissements fermés, en interdisant de fait l’instruction en famille, désormais soumise à autorisation administrative souvent refusée (il suffisait jusqu’alors de la déclarer).
A chaque fois, ce sont les mêmes arguments qui sont mobilisés en priorité : lutte contre la « radicalisation » et les « dérives sectaires », défense des valeurs de la « République universelle et laïque ». De manière plus anecdotique, c’est la lutte contre les inégalités scolaires et pour la réussite de tous les enfants qui est évoquée, sans grande conviction tant il saute aux yeux qu’accroître la durée de captivité scolaire des enfants relève plus de l’acharnement thérapeutique que de la prise en compte de leur intérêt. Enfin, il est à noter que l’abaissement à 3 ans de l’âge de début de l’instruction obligatoire a constitué un beau cadeau aux écoles sous contrat, établissements privés soutenus par l’État français depuis des décennies à grands coups de subventions : désormais, les mairies ont en effet l’obligation légale de subventionner les écoles maternelles privées sous contrat.
Le résultat de cette traque, c’est que les écoles privées hors contrat ainsi que les familles pratiquant l’IEF sont à présent une espèce en voie de disparition, et il y a fort à parier que d’ici la fin du second mandat d’Emmanuel Macron, seule une poignée de survivants sera toujours là. Il semblerait donc que, contrairement aux qualités qui nous sont prêtées, nous soyons plutôt mauvais dans la promotion de l’esprit d’entreprise et du néolibéralisme…
Pour conclure, nous souhaiterions aborder le point le plus important de tous, celui de nos convictions éducatives, balayées par Mme De Cock à la faveur d’une analyse expresse de quelques mots-clés sur la page d’accueil de notre site Internet (étonnant manque de rigueur pour une universitaire de renom, au demeurant). Car après avoir lu ces quelques paragraphes, la question qui vient à l’esprit du quidam est la suivante : pourquoi font-ils tout ça ? Pourquoi s’infliger une telle précarité et affronter des adversaires institutionnels aussi manifestement supérieurs ? La première raison est très prosaïque : nous sauvons des vies. En l’espace de 7 ans d’existence, l’École Démocratique de Paris a accueilli près de 300 enfants âgés de 3 à 18 ans, dont plus de la moitié étaient en situation de rupture totale avec l’institution scolaire : troubles de l’apprentissage, handicaps (moteurs, sensoriels, mentaux, cognitifs ou psychiques), anxiété, harcèlement, ennui, quête de sens… les raisons pour lesquelles les enfants décrochent de la croyance scolaire sont nombreuses, et l’institution, par définition infaillible, ne saurait s’adapter à des enfants qui ne cadrent pas avec le dispositif proposé : que les familles se débrouillent ! L’existence d’une telle école, avec toutes ses imperfections et ses limites, a permis d’extraire nombre d’enfants de l’organisation qui s’employait à les broyer. Les voir contents de venir à l’école le matin, passer du bon temps avec leurs copains, reprendre confiance en eux, pratiquer la démocratie au quotidien, retrouver le goût de la découverte et de l’apprentissage : voici l’héritage que nous laisserons à nos successeurs et nous en sommes infiniment fiers, n’en déplaise au syndicat des bonnes manières éducatives.
La seconde raison est éminemment politique. Dans notre cas, la création d’une école alternative est le fruit d’une analyse lucide de 150 ans de scolarisation de masse dans les pays occidentaux. Contrairement à une croyance largement répandue, la scolarisation de masse n’a jamais contribué à résorber les inégalités politiques entre bourgeoisie et prolétariat, mais elle a en revanche joué un rôle central dans leur justification. Institution bourgeoise, fabriquée par et pour les bourgeois, valorisant les savoirs, les pratiques et l’ethos des bourgeois (ce savant mélange de docilité et d’amour pour la figure du chef), son rôle politique a toujours été de justifier la reproduction des élites pendant que les cancres miséreux se cantonnaient aux rôles sociaux les plus humbles. Plus besoin de justifier la perpétuation de l’ordre et de la hiérarchie par le sang comme sous l’Ancien Régime : désormais l’institution scolaire, par le truchement d’un type de mérite et de travail conforme aux valeurs bourgeoises, s’en chargeront. « Ils sont beaux, forts et riches parce qu’ils sont intelligents » : voilà le discours dont l’institution scolaire est le bras armé.
D’ailleurs, peut-on attendre mieux d’une institution dont le fonctionnement repose pour l’essentiel sur la discipline (imposée par l’adulte aux enfants) et sur le classement ? Une institution où les enfants deviennent malgré eux des élèves engagés dans une compétition permanente avec leurs « camarades », qui récompensera celles et ceux qui sont disposés à se soumettre aux règles du jeu scolaire et capables d’en tirer profit ? Une institution au sein de laquelle la parole des principaux intéressés n’est jamais écoutée, tant nous sommes collectivement engoncés dans la croyance que nous savons mieux que les enfants ce qui est bon pour eux, et que pour qu’ils s’en sortent, ils doivent se soumettre à notre pouvoir ? Depuis des décennies, l’école joue à merveille son rôle d’antichambre d’un marché du travail pipé. Elle envoie toujours les mêmes, pauvres et enfants issus de l’immigration, vers les voies subalternes où ils découvriront ce surprenant paradoxe que les métiers difficiles et mal payés auxquels ils se destinent du fait de leur niveau scolaire sont aussi les plus vitaux pour la société (les mauvais élèves seraient donc indispensables ?), tandis que la bourgeoisie brillante et travailleuse accèdera aux postes de pouvoir depuis lesquels elle s’emploiera à gâcher la vie des braves gens et à saccager la planète.
A une époque où les dérèglements climatiques, sociaux et politiques se généralisent, où le fascisme et la guerre sont à nos portes et où l’avenir semble plus improbable que jamais, il nous semble absolument urgent que les principes fondateurs de l’institution qui accueille nos enfants soient profondément revisités, pour que l’école ne soit plus cet endroit où l’on apprend à rêver de devenir un bourgeois comme les autres en se soumettant sans condition à l’autorité professorale, mais plutôt un lieu fondé sur la convivialité, l’entraide, l’égalité entre les individus, la pratique réelle de la démocratie directe au quotidien, l’abolition de la hiérarchie des savoirs et la préservation de la seule ressource vaille : l’imagination, la confiance et l’estime de soi des enfants. Voilà ce que nous croyons et ce que nous cherchons à incarner, aux antipodes de la pensée magique des faiseurs d’opinion éducative convaincus, malgré l’évidence, que plus de moyens consacrés aux rebuts du système scolaire suffiront à résoudre tous les problèmes.
Yazid Arifi
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