Le 18 juin 2024, le quotidien Le Monde a publié une proposition de correction d’un sujet du baccalauréat de philosophie de la session 2024. Voici mon avis sur le gloubiboulga de corrigé par Le Monde, ainsi qu’une contre-correction.


Un gloubiboulga en 9 points


1- Faire preuve de connaissance : citer Rawls, Nietzsche, Hobbes et Thoreau (pour faire preuve d’esprit critique)


2- Parler de notions abstraites : organisation de la vie en société, sécurité, liberté et justice.


3- Commencer doucement avec de la théorie sirupeuse : « On peut considérer que l’État est à notre service, que les politiques sont voués à servir le peuple car l’État est une création humaine qui a comme but de nous – les citoyens – permettre de bien vivre en collectivité. »


4- Dire rapidement que « l’État a aussi des devoirs à l’égard des étrangers et pas que les citoyens » mais que c’est un sujet pas évident du tout en citant Kennedy : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays. »


5- Introduire très vite un plot twist avec les notions de dette, faute et devoir : « L’État est peut-être une création humaine, mais il est également nécessaire à l’homme. Les hommes ne peuvent pas survivre sans État, ainsi, n’est-ce pas plutôt les hommes qui doivent quelque chose à l’État ? L’action de l’État nous assure une sécurité, nous donne la garantie de ne pas se faire agresser par le premier venu. D’où l’idée de ‘dette’ que l’on peut ici mobiliser. L’État nous permettant de sortir d’un état de guerre de tous contre tous, nous lui devons beaucoup. »


6- Entracte humour : sans État on serait « en état de guerre permanente » alors qu’avec État il n’y a pas de guerre – pas de Vietnam, pas d’Indochine, pas de Cambodge, Irak, Afghanistan, Syrie, Libye, Palestine, Israël, Yémen, WW II, WW I… Tout ça, c’était les pâtissiers et les maçons de chaque pays qui frappaient – bombardaient, brûlaient, mitraillaient – les autres, c’était des familles et des villages qui s’entretuaient.

7- Reprise du sérieux : « Si nous avons une dette envers l’État, en retour, il nous impose des devoirs. Y désobéir, ce serait commettre une faute. Ainsi, à partir de cette analyse de la dette, on comprend mieux l’idée d’une responsabilité du citoyen que rappelle le président Kennedy ».

8- Arguments de récré : « sans État, ce serait l’état de nature : on serait perpétuellement en guerre les uns contre les autres. Donc il nous faut un État, mais dans le même temps, l’idée de dette et devoir permet de comprendre le civisme et les obligations du citoyen. »

9- Un peu de preuve d’ouverture d’esprit mais toujours à la récré : « Tout ce qui va dans le sens de l’État n’est pas nécessairement acceptable moralement : quand l’État, par exemple, est esclavagiste ou tyrannique ». Ouf quand l’état est méchant, il ne faut quand même pas être gentil avec lui.

Et maintenant, une contre-correction

Je commence avec une petite histoire racontée dans le milieu des physiciens. C’est l’histoire d’un prof de physique qui demande à un élève comment mesurer la hauteur d’un immeuble avec un baromètre. L’élève répond que si on a, en plus, un chronomètre, connaissant la loi qui gouverne la chute des corps et la vitesse du son à la pression donnée, on peut lâcher le baromètre du haut de l’immeuble, mesurer le temps de chute et déduire la hauteur de l’immeuble. Le prof n’est évidemment pas content de la réponse. Il convoque l’élève et lui dit qu’on ne disposait pas de chronomètre. L’élève demande si on dispose d’une ficelle suffisamment longue pour fabriquer un pendule avec le baromètre… L’histoire est longue et l’élève ingénieux, il propose une dizaine de méthodes pour trouver la hauteur de l’immeuble avec un baromètre, et finalement termine avec la meilleure. Il propose d’échanger le baromètre contre la connaissance, en offrant celui-ci comme récompense à quelqu’un qui aurait la réponse.

Il y a toujours plusieurs réponses à une question et souvent, la réponse convenue est la plus ennuyeuse. Avant de répondre, je vais essayer de comprendre le sens de la question. Elle comporte plusieurs mots difficiles à saisir comme « état », « nous », « doit » et « quelque chose ». Nous allons les remplacer par des mots plus simples pour mieux comprendre le sens de chaque mot par rapport aux autres.

Si on remplace « état » par « épicier », le sens de la question change. D’abord l’épicier, contrairement à l’état, n’est pas une entité abstraite, une création fictive comme dieu ou la littérature. L’épicier est un bougre avec un prénom, on le connait. Quand on parle de l’épicier, le « nous » aussi devient concret : on pourrait imaginer qu’un époux parlant à son épouse dise « nous », ou qu’une personne parlant à son colocataire utilise le mot « nous », on sent qu’il y a un enjeu local quand on parle de l’épicier. Le « doit » aussi devient plus concret, on imagine qu’on parle d’argent ou d’un petit service qu’on aurait rendu auparavant à l’épicier. On parle d’équilibrer une situation partagée par quelques personnes.

Quand il s’agit de l’état, le « nous » se transforme en « nous les français » ou « nous les belges ». L’équilibre se transforme aussi, puisque qu’est-ce qu’on peut recevoir d’une entité abstraite ? Qu’est-ce qu’on a pu faire comme offrande pour qu’il y ait un dû ?

Si on remplace « état » par « dieu » – un autre symbole de puissance –, les rumeurs, les bruits de couloir, les mythes et légendes urbaines racontent que c’est nous qui devons quelque chose à dieu, puisqu’il nous aime et qu’il nous garde une place au chaud au paradis. Mais ces mêmes rumeurs parlent aussi d’un côté plus sombre de dieu, son côté punitif et rancunier, on dit que si on ne suit pas sa volonté, on finira en enfer. C’est dans le même sens que Kennedy aurait prononcé la phrase : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays. »

Mais bon, il semble que les temps des dieux soient révolus et que de nos jours, peu de gens prennent au sérieux ces rumeurs religieuses.

Si on remplace « état » par « église » – une autre création humaine, ça commence à correspondre mieux – que devient le « nous » ? Ce serait les fidèles, les croyants, ceux qui sont prêts à se sacrifier pour la gloire d’une idée abstraite source de la création, de l’existence, de l’amour et de la justice. Mais que deviennent les mécréants ? Ont-ils la possibilité d’exister ou doivent-ils disparaitre ?

La réponse convenue à cette question – l’état nous doit sécurité et justice – reprend le schéma religieux séculaire. C’est le même schéma, l’église prend sa dime et punit les mécréants – bien avant le jugement dernier –, le gouvernement impose et interdit – bien avant la justice promise par l’état.

Ce que l’état nous doit reste à l’état de promesses, comme le paradis. En échange, le gouvernement exige ici et maintenant de la soumission et de l’obéissance.

Fredy Fadel

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