Le féminisme comme philosophie et pratique écologiques

 

L’écoféminisme désigne un mode écologique de rapport des femmes à leur propre corps, à celui des autres, notamment celui des enfants, et à la nature. L’écoféminisme désigne également un ensemble de revendications et de luttes politiques féministes liées à la reconnaissance de la spécificité du corps féminin et des activités et fonctions habituellement prises en charge par les femmes dans la société (comme porter ou nourrir un enfant) et la valorisation de celles-ci. Selon la définition, qui me précède, de Vandana Shiva et Maria Mies, et à laquelle ma définition s’intègre naturellement, l’écoféminisme désigne une philosophie féministe qui affirme un lien structurel entre domination et oppression des femmes et domination et oppression de la nature. Le texte ci-dessous, « Femmes Sauvages – Essai de dé-domestication et de dé-silencisation des femmes », qui est le premier acte d’un manifeste écoféministe, a été écrit et publié par moi en 2010 sur l’ancien blog « Femmes sauvages » (désormais fermé par l’hébergeur lui-même) suite à la tribune que j’ai co-écrite pour Libération dans la rubrique Rebonds, « Le féminisme de Badinter n’est pas le nôtre ». À cette époque, je ne connaissais pas l’existence de l’écoféminisme politique d’une Vandana Shiva ou d’une Nawal El Saadawi. L’écoféminisme que je revendique, avec Maria Mies et Vandana Shiva, est une dialectique entre les luttes écologistes et les luttes féministes par laquelle les femmes reconquièrent, réhabilitent, défendent, prennent soin de leur « nature », celle de leur corps, celle de tous les corps, celle de l’ensemble du vivant, et ne cherchent plus à la rejeter parce que cette nature signerait leur asservissement. Au contraire, aujourd’hui, plus que jamais, cette nature est une de leurs principales ressources, vecteur d’autonomie et d’émancipation des formes humaines de domination et d’assujettissement.

Un texte présentant l’écoféminisme global tel que je le conçois sera prochainement publié sur cette page. En attendant, je vous invite à lire ce petit texte de 2010 et, à sa suite, un autre texte, plus court, intitulé « Notre féminisme » écrit et publié sur le même blog la même année (en réaction à la polémique suscitée par la publication du livre d’Élisabeth Badinter, Le Conflit – La femme et la mère) et qui exprimait déjà la nécessité de poursuivre, d’élargir, de dialectiser les luttes féministes.

Femmes Sauvages – Essai de dé-domestication et de dé-silencisation des femmes

Au commencement était la Définition

Ce que le sauvage n’est pas

On ne doit pas se méprendre sur le sens de l’adjectif « sauvage », ici, qui ne renvoie ni à une volonté de s’isoler et de se retirer du monde par goût ou dépit, ni à la nudité ou à l’innocence d’Ève, au naturel brut par opposition à l’artificiel ou au culturel, ni à une instinctualité primitive à laquelle on souhaiterait retourner par nostalgie des (pseudo-)sources ou volonté d’anéantir la « bête humaine » qu’a produite le fait civilisationnel, ni même à la férocité ou la brutalité de la guerrière dont ont pu faire montre certaines vieilles militantes. Plus brièvement, l’emploi qui est fait ici du mot « sauvage » rejette toutes ses acceptions figurées et dépréciatives.

Ce que le sauvage peut être

« Sauvage » peut désigner le genre de femme qui vit en liberté et qui en tant que telle n’appartient pas à l’expérience familière des hommes (qu’ils soient de sexe masculin ou féminin). Cela peut également renvoyer à des qualités qui n’ont pas été modifiées, travesties ou détournées par l’action ou l’intervention de l’homme, à comprendre au sens général de « la culture » et plus particulièrement des modèles comportementaux, spécialement pensés pour les femmes, que cette culture valorise, alimente et pérennise. « Sauvage » peut aussi se dire d’un groupe non domestiqué d’une espèce qui comporte des représentants domestiqués. Ou encore, peut remplacer l’expression « peu civilisé » dans un point de vue nouveau sur ce qu’est une civilisation. On dit aussi de certaines formes de vie organiques qu’elles sont sauvages quand elles n’ont pas été cultivées, dressées de tuteurs, mises sous serres, etc. Tout comme on qualifie de sauvages des lieux difficilement accessibles, peu ou pas du tout balisés, quadrillés, mesurés, cadastrés ou modifiés, reconfigurés, « rééquilibrés » (déséquilibrés) par les hommes et en tant que tels, étranges, mystérieux, secrets, voire inhospitaliers et effrayants. En un sens, toutes ces modalités du sauvage conviennent à l’emploi qui sera fait ici de ce mot. En seront même ajoutés quelques subtilités sémantiques, des variations de point de vue, des conséquences, des corollaires. Car le concept du sauvage est plus complexe et pertinent qu’il n’y paraît, simultanément nourri par les perspectives ontologique et axiologique.  Dans sa modalité politique, la femme sauvage est un état/un être transitoire dont le caractère sauvage est destiné à ne plus être remarquable. Et peut être bien est-il vain car le politique ne saurait être, de facto et non per se, le lieu d’une émancipation qui ne peut se conquérir que « horizontalement ».

La philosophie du sauvage n’est pas un naturalisme

Nous pouvons poursuivre notre circonscription des conditions d’interprétation possible de notre discours par une évaluation de l’adéquation des thèses dites naturalistes (quels que soit leur science humaine d’application) à nos conceptions sur le sauvage. La nécessité de la discussion sur les translations de sens autorisées entre le sauvage et le naturel nous est apparue plus forte que jamais depuis que nous avons remarqué un emploi inapproprié des termes appartenant au champ lexical de la nature (comme naturalisme, naturel, naturalité, etc.) et son corollaire tout aussi inadéquat, la qualification de rousseauisme (ce qui évoquera à certains le persiflage voltairien), lors d’une polémique orchestrée, grassement nourrie et exacerbée par des médias distribuant inéquitablement l’espace de leur tribune, au sujet de cette aberration conceptuelle qu’est la dualité ou la distinction entre la femme et la mère ; deux entités qui seraient foncièrement distinctes (alors que la mère est une modalité contingente et pas un « autre » de la femme) et éventuellement en conflit, et qu’un certain « éco-féminisme » (expression que nous préférerons à celle de « féminisme réactionnaire ») voudrait identifier.  Nous reviendrons dans un prochain billet sur ce débat, qui n’a pu se hisser au niveau public que grâce à la fonction « Laisser un commentaire » des sites internet des principaux quotidiens et hebdomadaires d’informations ayant relayé cette pensée de la femme fragmentée, et à cette agora virtuelle qu’est la blogosphère.

Le mythe de l’état de nature

Le sauvage ne peut se réduire au naturel et ceci principalement pour deux raisons.  Le naturel est une construction de l’esprit et il y a autant de façons de discriminer le naturel du non naturel qu’il y a de caractérisations ou de conceptualisations du naturel. Nous pourrions même affirmer l’inverse : il y a sans doute autant de façons de concevoir le naturel qu’il y a de façons de couper/trancher dans l’être pour en séparer le naturel de ce qui ne le serait pas. Autrement dit, c’est l’acte de pensée, discriminant et classificatoire, qui construit les « natures ». Tout est de l’être ; pourtant, il faut bien penser… Le sauvage tel que nous l’entendons opère d’autres coupes dans le réel, qui ne re-coupent pas celles des nombreux « naturels » listés dans les dictionnaires. Toute tentative de confondre, en l’humain, le sauvage et l’état de nature (à comprendre comme conditions pré-sociales de l’humanité) est vouée à l’échec par le simple fait qu’il n’y a rien de tel que l’état de nature de l’homme. L’état de nature est un impensable radical. La recherche d’une origine de l’humanité en dehors de sa foncière socialité n’a pas de sens. Nous nous autoriserons même cet oxymoron : la nature de l’homme est de se doter d’une culture. L’animal humain est d’emblée pris dans la trame des liens sociaux. Il est créateur et réformateur de normes comportementales culturelles. Le sauvage, loin de correspondre à une nature qui précéderait (au sens logique et pas chronologique, par exemple, des créationnismes religieux fondés sur l’homme naturel peccable comme origine de l’humanité) et fonderait le devenir culturel de l’homme, se situe dans la dimension sociale originaire de ce-dernier. En tant que telle, la figure du sauvage prend des expressions aussi diverses que la société dans laquelle elle peut s’épanouir. Elle en épouse ou repousse les limites, en parcourt ou détourne les lignes de résistance, en réfléchit ou infléchit les contraintes, en absorbe ou incline les normes. Comme un cours d’eau qui patiemment grignote et infiltre la terre, la transperce et la gorge, contournant les roches obstinées, pour se frayer son passage de vie selon les différentes conductances, là où la résistance est moindre, là où ça plie et ça lâche, là où ça casse ou ploie tendrement, là où le passage demeure opiniâtrement clos ou s’ouvre avec générosité. Elle est cet étonnant ajustement entre ce qu’elle peut être et ce qui est. Elle est tout un environnement qui en rencontre, élude ou pénètre une multitude d’autres. Ainsi, enhardir le sauvage en nous, ce n’est pas adopter un comportement qui correspondrait à un hypothétique et chimérique état de nature, construction ou fantasme de la raison spéculative. Ce n’est pas renoncer à la virtualité technique, artistique, scientifique. Ce n’est pas épouser les théories ou les éthiques primitivistes (quoique…). Ce n’est pas rechercher dans les déterminismes (ou les potentialisateurs) biologiques des normes de comportement. Car ceux-ci n’en donnent pas ; ils ne font que tracer des « bandes de confort » à l’intérieur desquelles les comportements peuvent plus ou moins varier sans compromettre la survie de l’individu, des lignes d’« optimalité », différentes pour chacun, même si elles se ressemblent sensiblement, dont on peut s’écarter avec plus ou moins de sécurité. Ces zones et ces axes sont, quoiqu’il en soit, fragiles, sensibles aux perturbateurs environnementaux, qu’ils soient d’origine humaine ou non humaine. L’obstination à troubler les climats (pas uniquement au sens météorologique) qui favorisent le développement de la vie est une funeste disposition de la nature/culture humaine qui a coupé en elle toutes les voies d’accès aux énergies du sauvage. L’événement civilisationnel est le terreau de ces atteintes graves à la vie que sont les violences infligées aux femmes, aux enfants et aux autres êtres vivants humains ou non humains, et leur silencisation.

Laisser couler le flux du sauvage en soi, vivre, enfin. Il n’y a pas de tâche plus urgente.

 

 

 

Notre féminisme : Être mère dans une nouvelle perspective féministe, celle de l’écoféminisme

Selon l’écoféminisme, la mère n’est pas un autre de la femme ; elle en est une modalité contingente, que l’on peut choisir de vivre ou pas. Loin de notre philosophie l’idée qu’une femme ne se réaliserait que dans la maternité. Nous avons un profond et absolu respect pour les femmes qui choisissent de ne pas avoir d’enfant ou de ne pas allaiter. Il ne s’agit pas de poser de nouvelles normes mais de montrer à quel point le modèle de réalisation féminine hérité des féministes des années 70 est étroit et ne tient pas suffisamment compte de la dimension parentale. Nous ne confondons pas féminité et parentalité. Mais nous pointons du doigt le fait que le contexte socioéconomique et culturel de notre pays ne permet pas, à ceux qui souhaiteraient en faire le choix, de prendre en compte différemment l’élément « enfant » dans l’équation parentale. D’où nos revendications de congés parentaux plus longs, de réaménagement des modes, temps et rythmes de travail (télétravail, temps partiel), d’attribution de points de retraite pour périodes non travaillées, etc., et cela, nous le répétons, pour ceux qui feraient le choix de concilier vie familiale et professionnelle autrement.

Nous ne cherchons pas à imposer notre point de vue, à en faire une nouvelle norme pour les femmes. Nous militons précisément contre les modèles normatifs et les dogmes et nous souhaitons les conditions socio-économiques qui rendent possible la plus grande variété de styles de vie. Or actuellement, notre vision des choses n’est guère reconnue comme légitime et c’est plutôt le modèle de la femme assujettie aux impératifs de la société de consommation qui domine.

Le combat féministe n’est pas achevé, loin de là. Il ne faudrait pas nous endormir sur nos lauriers. Le corps de la femme fait encore l’objet d’une brutalisation inacceptable dans la médecine moderne (gynécologique et obstétricale) ; le nier serait absurde et méprisant du vécu douloureux de tant d’individus qui s’expriment de plus en plus par le truchement d’associations d’usagers. Est-il nécessaire de préciser, pour parer aux arguments malhonnêtes et fallacieux, que la mise à l’index de l’hypermédicalisation n’est en aucun cas une remise en cause des acquis de la médecine ? Le fait que l’obstétrique moderne sauve des vies de femmes et d’enfants implique-t-il l’impossibilité absolue et l’indécence du regard critique ? N’a-t-on pas le droit d’être exigeant, plutôt que de se contenter de ce qu’on a déjà et qui se révèle insuffisant ? En quoi une attitude, qui nous semble saine, d’esprit critique équivaudrait-elle à de l’ingratitude ? En quoi notre demande de prise en compte de certaines spécificités du corps féminin ruine-t-elle le combat pour l’égalité des droits ? Être juste et équitable, ce n’est pas simplement appliquer sans discernement et universellement un droit ; c’est répondre aux besoins spécifiques de chacun, qu’il soit homme ou femme.

Que certains se détrompent, notre vision des choses est tout sauf une mode. C’est le fruit d’une réflexion profonde et courageuse. Profonde car elle touche au plus fondamental de nos existences, à cette recherche que chacun mène sur le sens qu’il veut donner à sa vie. Courageuse car souvent elle a dû se faire à contre-courant, et contre les standards oppressants d’une société fondée sur le primat matérialiste, primat qui ne suffit plus à satisfaire nos aspirations. Bien sûr, grâce aux luttes de celles et ceux qui nous ont précédés, nous avons le luxe d’être plus exigeants et de rechercher de nouvelles formes d’émancipation vis-à-vis des contraintes matérielles de nos vies. Et nous sommes infiniment reconnaissantes envers les féministes des années 70. Mais reconnaissance ne signifie pas loyauté obtuse et irréfléchie. Notre vie est maintenant et ici, et notre combat féministe ne peut être complètement celui, anachronique, qu’une Élisabeth Badinter voudrait perpétuer, contre les profondes mutations socioculturelles que nous sommes en train de vivre.