Les commensaux sont celles et ceux qui « mangent ensemble ». La commensalité est une caractéristique comportementale emblématique des animaux sociaux. Mais la biologie nous enseigne qu’elle est l’essence même du vivant. La vie est en effet une vaste table garnie des mets les plus divers à laquelle mangent tous les vivants. Nous mangeons tous ensemble, animaux, végétaux, bactéries, champignons. Nous incorporons la matière d’un même environnement. Les uns mangent les corps ou les déchets des autres. La commensalité est ce qui relie tous les êtres vivants d’un même écosystème dans un continuum biologique. Au-delà de chaque écosystème en apparence isolé, elle est ce qui organise tous les écosystèmes terrestres en un vaste rhizome.

Dans un monde qui produit industriellement la nourriture, les réseaux de commensalité sont rompus, et quelques super-mangeurs, humains, poules, betteraves, dévorent tout ce qui est. La rupture de cause anthropique est ce qui caractérise le système Terre de nos jours : ruptures entre les écosystèmes, ruptures au sein des écosystèmes. Il s’agit de séparer les vivants, de réduire, cloisonner et contrôler leurs milieux de vie, avec pour conséquences l’appauvrissement de la commensalité, la fragilisation des liens, et de grandes souffrances.

Longtemps, je me suis demandé ce qui « fait famille » et s’il pouvait exister un quelconque enracinement biologique de cette notion qui ne soit pas essentialisant et aliénant. Je ne souhaitais pas tant « sauver » le concept de famille que donner une légitimité solide à un type de liens humains en dehors de ce concept. Force est de constater qu’il existe une infinité de façons de « faire famille », des plus oppressives aux plus émancipatrices, et qu’au sein de nos familles modernes, les dominations patriarcale et adulte sur les femmes et les enfants sont encore effectives. La famille, du latin « famulus » qui signifie « esclave » ou « serviteur », cadre d’exercice privé privilégié de violences et de dominations, est traditionnellement patriarcale et coercitive. L’essence même du patriarcat est la domination du « pater familias » sur sa « domus », femmes, enfants, bêtes, toutes et tous esclaves, toutes et tous ressources disposables et exploitables à l’envi. Et on aurait tort de penser que nous ne vivons plus en « patriarchie » aujourd’hui : les femmes et les enfants demeurent sous le joug des pères institués par la science ou l’État, tous deux instances d’oppression massive, industrielle.

L’ironie des choses est que c’est au nom de la lutte contre la domination familiale / patriarcale / masculine et pour l’émancipation des femmes et des enfants que l’État pousse les mères à abandonner leurs petits et les petits à rejoindre l’école, c’est-à-dire à la rupture des liens et au déracinement – mais déraciner, est-ce libérer ? La maternité étant identifiée comme condition d’aliénation par de nombreuses féministes, nous jetons le bébé avec l’eau du bain. La maternité est certes un contexte privilégié d’exercice de la domination patriarcale ou simplement masculine. Mais on aurait tort d’affirmer qu’elle en est la cause ou la condition absolue. Il convient de remettre la chaîne de causalité dans le bon ordre et de rappeler le caractère contingent et construit des dominations : la cause de la domination patriarcale est la volonté d’un groupe de s’imposer à un autre et les conditions matérielles aliénantes mises en place par ce groupe. Ainsi, naturellement, les mères désertent massivement le lieu, ou plus exactement la relation par laquelle elles sont opprimées, à savoir la relation mère-enfant.

Nombreux sont ceux qui s’en indignent, assignant aux mères la responsabilité de cette rupture des liens quand c’est la société tout entière qui institue et perpétue les ruptures. Le (non-)allaitement, et le rejet / l’accueil de la proximité physique et affective avec l’enfant, n’est en réalité ni un choix, ni une liberté. Le (non-)allaitement / maternage est majoritairement déterminé par les conditions matérielles d’existence des femmes. Ces conditions sont des conditions matérielles, économiques, sociales, de rupture généralisée des liens, notamment de la commensalité, des conditions empêchant les liens de s’établir et s’épanouir. La toute première rupture des liens commensaux est celle constituée par l’empêchement d’allaiter. Mères et bébés mangent ensemble depuis l’aube de la mammalité, partageant nourriture et bactéries. Les bébés intègrent (ingèrent) leur environnement par le truchement de leur mère dont le corps et les mamelles sont comme une interface. En grandissant, les petits humains se relient peu à peu aux commensaux de leur mère, élargissant progressivement leur cercle de commensalité. Ainsi, l’entrée en collectivité, crèche ou école, est la seconde rupture des liens commensaux. Plus tard, d’autres ruptures de la commensalité interviendront, faisant de nous des mangeurs esseulés, dans les mangeoires industrielles du monde moderne.

Et si plutôt que de parler de liens familiaux, nous parlions de liens commensaux, ceux que nous avons tissé avec celles et ceux qui se soucient de nous, et que notre estomac soit content ? Dans de nombreuses cultures, faire preuve de sollicitude envers un ami, c’est lui donner à manger. Incorporant ensemble la même nourriture et les mêmes bactéries, les commensaux tissent des liens biologiques forts et s’enracinent dans une matière commune, comme les doigts s’enracinent dans la même main. Et comme l’exprime Daniel Quinn, cinq doigts détachés, amputés ne font pas une main. Dans les garderies d’enfants des sociétés modernes, et leurs cantines industrielles et aseptisées errent des êtres que si peu de choses attachent entre eux, si ce n’est la lutte contre la violence qu’iels subissent, des êtres amputés de leurs liens commensaux premiers, qui ne forment pas un corps organique.

Bouleversement anthropologique et écologique majeur, la rupture des liens commensaux et du continuum biologique, notamment bactériologique, avec nos premiers commensaux, induite par nos modes de vie cloisonnés, est une violence faite à nos corps et nos psychés, une cause de souffrances abyssales qui détruisent les corps sociaux et les écosystèmes ; ce n’est pas un service que nous rendent nos institutions séparationnistes que la convivialité de la commensalité a désertées. Séparés les uns des autres, les commensaux deviennent alors des co-souffrants que seul le rétablissement des liens écologiques de commensalité permet de guérir ensemble.

Daliborka Milovanovic


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