« Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste.
Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je n’ai rien dit, je n’étais pas social-démocrate.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester. »
Martin Niemoller deporté à Dachau

J’étais dans la voiture quand je l’ai entendu parler, j’avais basculé sur France Info un peu par hasard. Je ne l’avais pas encore entendu dire les mots qui, depuis ce matin, secouent toute la communauté « non-sco [1] », dont je suis, mais j’étais déjà révulsée par ce qu’il affirmait sur « l’islamisme ». « Il », c’est Macron et je parle du discours qu’il a prononcé aux Mureaux ce matin. Les mots, c’est, à peu de choses près, « en finir avec l’instruction à domicile ».

Ce n’est pas la première fois que le droit qu’ont, en France, les parents d’instruire leurs enfants hors école est contesté par des élus. Au sein des associations, il existe une véritable veille des projets de loi d’interdiction ou de limitation de l’instruction hors école. Nous sommes sans cesse sur le qui-vive, attentifs à la moindre tentative de remise en cause de ce droit. Ce n’est pas non plus la première fois que les « non-sco » sont mis dans le sac des marginaux voire des sectaires, réduisant ainsi le choix de vivre hors ou sans école à une limitation, une régression, une déviance, un danger pour l’enfant. Mais la nouveauté du projet de loi annoncé ce matin par Macron, c’est l’assimilation de l’instruction hors école à un danger pour la République.

Je pourrais bien m’indigner contre cette nouvelle tentative ; en tant que « non-sco », je me sens concernée, je n’ai pas envie d’être contrainte à inscrire mes enfants dans un établissement scolaire à la rentrée prochaine s’ils ne le souhaitent pas. Et en fait, plus généralement, nous ne voulons pas du modèle de développement humain, physique, moral et intellectuel que propose l’école. Je pourrais m’indigner d’être assimilée aux marginaux, aux terroristes, aux psychopathes ; les « non-sco » que je connais, et j’en connais beaucoup, en tout cas beaucoup plus que Macron, et sans doute beaucoup plus que n’importe quel inspecteur académique de France, sont des gens rationnels, réfléchis, avisés, intelligents, posés… Ils sont de tous bords politiques, de toutes religions, de toutes sensibilités… Leur choix d’instruction hors école est marginal mais leurs pratiques culturelles ne le sont pas plus que ça (ils ont des smartphones et regardent des séries Netflix eux aussi). Et puis, à ce qu’on sait, ceux qui ont commis des actes terroristes ces dernières décennies fréquentaient tous l’école de la République… Nous, les non-sco, « on est des gentils »…

Sauf que non, je n’embarquerai pas dans ce discours-là : celui qui oppose les « gentils non-sco » aux « méchants islamistes ». Car il y a tellement plus qu’une menace envers les « non-sco » dans ce projet-là. Il s’agit de la poursuite d’un projet sordide de restriction des libertés citoyennes les plus naturelles entamé depuis quelques décennies. Les gouvernements du monde entier viennent de mener avec succès une expérience de contrôle des populations à l’échelle planétaire. Le principal levier de l’obéissance qu’ils ont aisément obtenue : la peur. Les Français restent très traumatisés par les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. Agitons le « péril islamiste » pour les faire adhérer à l’idée qu’aucun enfant ne doit échapper au contrôle de l’école de la République. Sauf qu’il y a tellement de mensonges, tellement de mauvaise foi, tellement de sophismes, tellement de malhonnêteté intellectuelle dans ce discours qui agite les épouvantails du terrorisme pour supprimer les derniers bastions de liberté que ce pays peut encore abriter ; un discours qui se torche avec la rationalité et la logique la plus élémentaire. J’aimerais avoir le temps de le disséquer, mot par mot, phrase par phrase, pour en exhiber tous les abus de langage, les inférences erronées, les extrapolations indues mais je n’en examinerai que quelques-unes un peu plus bas. Et c’est pour toutes ces raisons que tout citoyen devrait dénoncer ce projet de loi qui vise le droit à l’instruction hors école. Même en admettant que ce qui le motive est la protection des citoyens, je ne vois pas comment une loi qui restreint les possibilités de vie de ceux et celles auxquels elle s’applique peut les protéger, je ne vois pas comment le contrôle des populations peut créer davantage de joie et de bien-être dans une société. Je ne vois pas comment une loi liberticide pourrait à elle seule garantir la sécurité des citoyens. Ceux qui nous gouvernent et décident à notre place de ce qui est bon pour nous ne le voient pas non plus, c’est certain, mais il faut bien qu’ils fassent quelque chose plutôt que rien, car ils sont eux-mêmes mus par la peur, celle d’être accusés de n’avoir rien fait. Alors ils s’agitent, tels des obstétriciens autour d’une femme qui accouche ou tel un assureur à l’affût du moindre risque à monétiser. Prendre soin, ça demande du temps et beaucoup d’argent, ce qu’ils ne sont pas disposés à offrir. À défaut, ils proposent plus de contrôle, plus de contrainte.

Cependant, on est tout à fait légitime à s’interroger sur les raisons profondes de cet assaut contre la liberté d’instruction, l’amalgame entre les parents maltraitants et les parents « non-sco » étant tout à fait délirant. Le problème n’est pas juridique mais culturel : la violence éducative (qui ne touche d’ailleurs pas que les enfants de parents « islamistes », loin s’en faut !) et pas le droit d’instruire hors école. L’école de la République n’a jamais empêché les parents maltraitants de sévir, elle n’a jamais fait baisser les statistiques de la pédocriminalité. Il ne suffit pas de s’agiter dans tous les sens, de supprimer un droit par-ci, par-là, pour réellement protéger les enfants. Je ne doute pas que nombreux enfants sont mieux à l’école que chez eux avec des parents maltraitants. Mais il y a toujours des degrés dans la maltraitance et on peut désirer une moindre violence si on n’a le choix qu’entre la peste et le choléra. En matière de respect de la personne qu’est l’enfant, l’école n’a de leçon à donner à personne, les violences s’exerçant en son sein et même en son nom, et c’est une des raisons pour lesquelles des parents choisissent l’instruction en famille.

Analysons maintenant quelques-uns de leurs « éléments de langage ». « Extraire du système scolaire » : extraire, c’est séparer, c’est créer une rupture dans une unité préexistante. On part donc du principe que l’école est l’habitat, le milieu naturel de l’enfant qui subirait ainsi une privation. C’est le sens du terme « séparatisme » employé par Macron qui, décidément, excelle dans les « gorafismes » [2]. Autrefois, les psys enjoignaient aux parents, notamment aux mères, la « nécessaire séparation », prétendument favorable à l’autonomie de leurs enfants mais, par là, ils admettaient tout de même que l’entrée à l’école était une épreuve de séparation. Aujourd’hui, l’idée que le milieu scolaire est prioritaire par rapport au milieu familial a fait son chemin et nos gouvernants peuvent récupérer le terme « séparation » pour parler de la vie sans école, sans susciter la moindre émotion. Dès lors, être extrait du système scolaire implique forcément un déracinement, une rupture, une privation, une violence. Bien joué le tour de passe-passe sémantique ! Le moins qu’on puisse dire est que nos gouvernants, pas mieux que nos psys d’antan d’ailleurs, ne connaissent rien des besoins de base des enfants. Mais, dans ce discours, on a pu entendre des inférences plus scandaleuses encore, comme celle qui met en équation le refus de l’école et celui de ses valeurs ou des valeurs de la République ! WTF, comme disent mes enfants ! Que sont les valeurs de la République, déjà ? Liberté, égalité, fraternité, laïcité, refus des discriminations… Quand je songe que c’est précisément au nom de telles valeurs que certaines familles choisissent de vivre sans école… L’école, cette mécanique de maintien des inégalités socialement, culturellement, économiquement ancrées, cette structure de formatage des esprits, cette machine à produire de l’échec et le ressentiment, la frustration qui vont avec, ce lieu qui entérine les ruptures sociales… Et face à ces échecs de l’école, que nous propose-t-on ? Plus d’école encore ! On est loin du « changement de paradigme » évoqué par Macron ; on serait plutôt dans le renforcement d’un paradigme décadent et moribond qui, face à la menace de sa dislocation, lance ses ultimes et vains assauts. Cinquante mille enfants déclarés en instruction hors école en 2020… Seulement 0,5 % de la population mais un nombre nettement en hausse. C’est le signe d’une probable mutation culturelle en cours et pas le symptôme d’une maladie, d’une déviance à traiter à coups de lois. Quant aux « murs » de la maison, auraient-ils tant à envier à ceux de l’école ?

Pour finir, je voudrais exprimer tout mon soutien aux familles musulmanes qui pratiquent l’instruction hors école avec amour et bienveillance pour leurs enfants. Ces familles doivent en avoir assez de se voir dicter la forme que doit prendre leur pratique religieuse. L’ « islamisme » (je ne sais même pas ce que ça signifie ; c’est comme « christianisme », c’est ça ?), pas plus que l’Islam, n’est pas le problème majeur de la société française. Cette façon de réduire à une communauté, à une confession le vaste problème de la violence éducative est abjecte. Porter atteinte au droit fondamental de choisir l’éducation de son enfant au prétexte d’une violence éducative qu’on est structurellement incapable d’identifier et de neutraliser l’est encore plus. Mais surtout, il ne faut pas perdre de vue le mouvement global de réduction des libertés tant individuelles que collectives dans lequel se sont engagés les gouvernements du monde entier ; cela permet d’accéder à une toute autre perspective sur la remise en cause de la vie sans école. Et ce à quoi nous exhorte cette perspective globale, c’est à l’inéluctable, la nécessaire convergence des luttes.

1 – Désigne tout ce qui est relatif à la vie sans école.

2 – Inférences qui s’appuient sur des détournements sémantiques.

À lire aussi, une tribune parue dans le numéro du 9 octobre 2020 de Libération, que j’ai cosignée avec Manuèle Lang, Ophélie Perrin, Élodie Bayart, Audrey Vernon, Marc-André Cotton, Olivier Maurel, Yazid Arifi, Bernard Collot et Thierry Pardo : « Garantir la possibilité d’apprendre autrement« .


4 commentaires

manu · 2 octobre 2020 à 22 h 51 min

yes !

Lola · 4 octobre 2020 à 9 h 06 min

Bien vu. Ne vous laissez pas faire!

Séverine · 4 octobre 2020 à 13 h 06 min

Danger pour la République ? Danger pour leurs petites affaires à la rigueur, ces enfants sont des électrons libres et ça leur pose souci

Benchetrit · 5 octobre 2020 à 14 h 17 min

Je ne fait pas l école à la maison a mes enfants , surtout parce que je ne me sent pas dans un contexte social suffisamment épanouissant.Pour autant, et d’autant plus pour avoir travaillé en milieu scolaire auprès de jeunes enfants, je n’adhère pas du tout au système de l’éducation nationale, je le trouve irrespectueux des besoins et des capacités des enfants , et cela ne va pas en s’arrangeant.C’est clairement trops souvent un milieu maltraitant, stressant.Dailleurs ma petite dernière rentrée enthousiaste au cp , ce qui me soulageait plutôt et ce jusq’aux superbes évaluations mises en place ces dernières années qui ont endommagé sérieusement son enthousiasme, des évaluations chronométrées, a 6 ans déjà…j’encourage donc tous les parents qui le peuvent à se battre pour continuer de choisir l’école à la maison , et en parallèle je rêverai d’un autre système scolaire pour tous les enfants contraints d’y aller

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