Connaissez-vous La Moufle ? C’est un conte traditionnel russe maintes fois réécrit et illustré dans de nombreuses langues. Au plus froid de l’hiver, un petit garçon perd sa moufle dans la neige. Un petit écureuil passant par-là décide de s’y glisser pour se réchauffer. Puis, dans ma version, racontée par Jim Aylesworth, un lapin, un renard, un ours supplient tour à tour de pouvoir s’y réchauffer eux aussi, jusqu’à ce que la tentative de la petite souris de s’y faufiler elle aussi fasse craquer le maillage du tricot tendu jusqu’au point de rupture. Le lendemain, le petit garçon retrouve sa moufle toute déchiquetée et sa mamie apaise son désarroi en lui promettant de lui en tricoter une autre.

Nous avons tellement aimé lire et relire ce conte, admirer les magnifiques illustrations, rire inlassablement de l’ours qui ne doute pas un seul instant qu’il réussira lui aussi à rentrer dans la moufle.

Les contes ont sans doute des fonctions sociales et psychologiques. Chaque « esprit du temps », chaque « génie du lieu » élabore ses propres contes ou, plus exactement, élabore ses propres schémas narratifs destinés à être dits et redits, formulés et reformulés par chaque conteur et pour chaque enfant ou adulte qui les écoute, avec ses propres mots, son propre décorum, ses propres ajustements, sa propre sensibilité et selon les réactions qu’il perçoit chez son auditoire. Dès lors, fixer un conte par l’écrit n’a pas de sens.

Les contes disent toujours beaucoup avec peu de mots. Et la tâche de l’interpréter, l’intégrer, le transcender est celle de l’écoutant. Le conteur ne saurait en aucune façon précéder, annoncer, diriger les interprétations. Celles-ci sont l’affaire éminemment personnelle et intime de l’écoutant. Une fois dit, le conte n’appartient plus au conteur, il vit sa vie propre, attendant sa prochaine métamorphose.

Un conte ne doit pas être un produit standardisé, reproduit de façon industrielle. C’est toujours une pièce unique, faite à la main, avec l’argile et les pigments du pays, avec les outils à disposition de l’artisan, avec ses imperfections, ses contours irréguliers. Il a ses idiomes, ses métaphores, ses tournures grammaticales, ses jeux de mots ; il parle une langue.

Cette vocation du conte est assez bien comprise par les éditeurs de livres qui republient de fraîches versions, nouvellement dites, nouvellement illustrées. Mais elle ne l’est manifestement pas par nombre d’enseignants, notamment de maternelle ou de primaire, satisfaits d’« exploiter » l’œuvre littéraire ou sa mise en forme, c’est-à-dire d’en désarticuler les éléments aux fins de servir le programme scolaire.

J’ai ainsi découvert sur le web plusieurs sites d’enseignants proposant des « séquences » qui « exploitent » La Moufle pour une classe de grande section ou de cours préparatoire, dans le but de faire avaler aux enfants des notions au programme : apprendre à identifier des lettres, des chiffres, comparer des quantités, nommer des formes… Le clavier m’en est tombé… Je n’ai pas seulement trouvé cela absurde, je l’ai trouvé presque obscène.

L’analyse d’un texte aussi le déchiquète, comme lorsqu’on dissèque un corps pour voir comment fonctionnent ensemble muscles, tendons et os. Mais ici, il ne s’agissait pas de cela. On prenait l’écureuil, la souris, l’ours et le renard pour classer « du plus petit au plus grand », pour associer des ensembles d’animaux à un nombre, pour apprendre la graphie d’un mot…

Alors, j’admets aisément, moi qui ai instruit mes quatre enfants en famille, qu’une œuvre littéraire peut être l’occasion d’apprentissages collatéraux, qu’en faisant des gâteaux, on peut « faire des maths » (même si, de mon point de vue, faire des maths, ce n’est pas du tout apprendre à compter et calculer, mais ceci est une autre histoire), qu’en voyageant, on peut faire en quelque sorte de la géographie ou de l’espagnol. Mais tout d’abord, ce n’est pas mon intention, ni première ni même secondaire, et l’effet secondaire ou collatéral n’est jamais recherché : quand on fait des gâteaux, on fait des gâteaux. Ensuite, s’il m’arrive de dire « on a fait des maths en préparant le gâteau », ce n’est qu’une tentative a posteriori de traduire en langue « Éducation nationale » les choses simples de la vie à des personnes qui ont l’esprit complètement scolarisé et qui ne savent plus penser naturellement ; par exemple, les inspecteurs chargés de contrôler enseignements et apprentissages. J’ai toujours mis un point d’honneur à ne jamais trahir l’intérêt authentique et spontané de mes enfants pour un sujet ou une activité en y voyant une opportunité de forcer de la « matière scolaire » dans leur tête, non seulement contre leur gré, mais à leur insu. Comme j’ai toujours mis un point d’honneur à ne pas leur proposer du toc en lieu et place d’authentiques occasions d’apprendre des choses utiles pour toute la vie. J’aurais eu le sentiment de les insulter, de porter atteinte à leur dignité.

Mais quand je vois ces séquences qu’on propose aux enfants à l’école, j’en ai la nausée. Le faux, la copie pâle, le frelaté, le « rapporté », l’artificiel sont la spécialité de l’école, notamment primaire. Comment ne pas se sentir idiot après un tel mépris de sa sensibilité ? Il ne s’agit pas de partage, de relation authentique, il ne s’agit pas de simplement raconter une histoire aux enfants, puis de recueillir leurs impressions, leurs questions, d’y répondre éventuellement ou de les inviter à trouver des réponses. Non. On se moque bien de ce que perçoivent, comprennent, entendent les enfants. On a un programme, des instructions et, telle une machine, on s’y tient. Aucune rencontre humaine qui laisse la possibilité d’être réellement touché l’un par l’autre. Pour les concepteurs de programmes scolaires, les enfants ne sont qu’une matière brute à façonner, un contenant à remplir, de manière standardisée et par la traitrise, la trahison de leurs nobles dispositions et attentes à l’égard des grandes personnes qu’ils admirent tant. Et c’est précisément parce que les enfants leur font confiance et les aiment inconditionnellement que la trahison des adultes est impardonnable.

J’ai mal aux enfants. J’ai mal de les voir ainsi abusés. J’ai mal de voir détruits par « l’exploitation scolaire » tout ce qu’ils aiment ou pourraient aimer. Me revient en mémoire ce passage d’Être et Devenirde Clara Bellar : « school stuff » disait un garçon, boudant un circuit électrique qu’un copain non-sco lui montrait avec enthousiasme.

L’école nous a dégoûtés de bon nombre de choses par son approche du monde désincarnée, désenchantée, déshabitée, sans âme. Rarement on parle aux enfants par amour, pour eux, pour le lien, pour le sujet de notre prise de parole. La relation des enseignants aux enfants est totalement épuisée par l’intention éducative ou d’instruire. Les enfants ne sont plus que cela d’ailleurs : des éducables, des « élèves » dont on dit, de nos jours, que c’est leur métier. Horreur suprême de l’exploitation totale du vivant.

Et c’est cela le « droit à l’instruction ». C’est cette mutilation du réel, du sens. C’est cette chaîne de montage industrielle et mécanique des « notions » au programme* qui jamais ne peut produire, il serait plus juste de dire, ne peut préserver un cerveau vivant, une intelligence, une sensibilité. Le péché originel de l’esprit scolaire, c’est l’aveuglement au fait que ces cerveaux vivants, ces sensibilités, ces intelligences sont déjà là dès la naissance, et avant que son intervention funeste ne les mutile.

Heureusement qu’il y a encore quelques interstices où les enfants peuvent se réfugier pour réparer ce saccage, cette mutilation de leur sensibilité et se construire sainement. Mais gare ! Ces interstices sont de plus en plus rares. Jamais la vie des enfants n’a été aussi réglée qu’aujourd’hui. Jamais ils n’ont eu aussi peu de temps de jeu et d’exploration et d’échanges libres qu’aujourd’hui. Et il y a peu de raisons d’espérer que l’étau se desserre, que les États, avides de ressources à exploiter, relâchent leurs efforts d’emprise. Demain, tous ces enfants abusés abuseront à leur tour. Et avec l’aide des neurosciences, l’effraction de leur sensibilité sera de plus en plus sophistiquée, inéluctable, et invisibilisée. Et ainsi, nous serons rendus incapables de la percevoir et de la penser.

Que pouvons-nous faire ? Convaincre les enseignants de démissionner, de désobéir, de se mutiner ? « Ils » en trouveront d’autres, près à accomplir le funeste dessein scolaire jusqu’au bout, quand tous les sensibles auront déserté. Refuser de livrer ses enfants à la machine ? « Ils » les prendront par la force, la ruse ou le chantage.

Mais peu importe, nous devons continuer de résister. Continuer de marteler que nous ne voulons pas de cette vie-là pour nous-mêmes, pour tous ceux que nous aimons, pour tous les enfants présents et à venir. Nous continuerons ainsi comme si tout le monde allait inévitablement finir par comprendre.

Daliborka Milovanovic

*Je suis loin d’être la seule de percevoir le système scolaire comme une chaîne de montage industrielle : « Le système scolaire par classes d’âge traite les enfants comme s’ils étaient des éléments d’une chaîne de montage, se déplaçant d’un point à un autre (d’une classe à une autre), le long d’un tapis roulant, tous à la même vitesse. À chaque arrêt, un ouvrier (enseignant) ajoute un nouveau composant (une unité de connaissance) au produit. À la fin de la ligne, l’usine produit des êtres humains, complets, nouveaux et adultes, tous construits selon les spécificités des fabricants. (les éducateurs professionnels) », Peter Gray, in « Why We Should Stop Segregating Children by Age : Part I, Children learn by playing in the zone of proximal development », Psychology Today, 9 septembre 2008, traduction de Bernadette Nozarian.


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