Depuis que, dans ma famille, nous pratiquons la vie sans école, je me suis souvent entendu objecter, avec tout de même une pointe d’hésitation dans la voix, « Mais, l’école, c’est obligatoire ? ». Et comme beaucoup d’autres parents qui ont choisi ce mode de vie, j’ai répété ad nauseam « Non, l’école n’est pas obligatoire ; c’est l’instruction qui l’est ». Mettons provisoirement de côté le fait que la vie sans école ait été franchement remise en cause, sans être totalement interdite, ces trois dernières années. Admettons que l’énoncé « L’école n’est pas obligatoire, c’est l’instruction qui l’est » soit toujours valide. Nous vivons dans un pays où s’instruire, ou devrons-nous dire plutôt, « être instruit » (entendez, par quelqu’un dont l’existence même suggère que vous ne savez rien et que vous n’êtes pas capable d’apprendre par vous-même) est obligatoire. Cela vous semble-t-il aller de soi ? N’avez-vous rien à objecter à cet énoncé ?
Je fais partie de ces rares personnes en France, et plus généralement dans le monde Dingo*, qui considèrent que cet énoncé ne va pas du tout de soi et que c’est déjà l’obligation d’instruction qui pose problème, sans même aborder les aspects techniques de l’exécution de cette obligation.
Lorsque la loi du 28 mars 1882 rend « l’enseignement primaire » obligatoire, c’est en fait l’aboutissement d’un grand réaménagement économique et social orchestré par les gouvernements successifs et qui a débuté plusieurs décennies auparavant. On le sait aujourd’hui, les objectifs qui ont présidé à ce grand mouvement d’enrégimentement sont loin d’être aussi nobles que nous le content aujourd’hui les sites gouvernementaux. Le fameux « droit à l’instruction » dont se réclament de nos jours les législateurs pour restreindre les libertés des familles et des jeunes personnes n’existait tout simplement pas. Il s’agissait tout bonnement de parquer, pour mieux les contrôler, les enfants des pauvres, ceux-là mêmes qui auraient pu représenter une menace pour les pouvoirs en place.
L’histoire de l’École est sans doute la plus trafiquée de toutes les histoires institutionnelles que bonimentent les gouvernements du monde entier. Non, Duruy, Ferry, et consorts n’ont pas été les grands sauveurs d’enfants de pauvres qu’on dépeint souvent. Et l’enrégimentement ne s’est pas fait de bon cœur. Pas parce que tous les parents de familles pauvres seraient d’horribles Thénardier qui veulent exploiter leurs enfants. Et comme si les gouvernements, eux, n’avaient que de belles intentions bienveillantes à leur égard. (Soit dit en passant, ce soupçon de malveillance à l’égard des parents, versus la bienveillance des institutions, plane encore aujourd’hui et justifie bon nombre d’outrages.) Cela ne s’est pas fait de bon cœur parce qu’il s’agissait là d’une véritable révolution anthropologique qui mettait sens dessus dessous les structures sociales les plus élémentaires. On peut comprendre que la scolarisation forcée des enfants et l’esclavagisation de leurs parents dans les usines ne soient pas allés de soi.
Un siècle plus tard, la révolution industrielle ayant bouleversé l’organisation sociale et économique des habitants des régions où elle a déferlé, limitant leurs mouvements par un maillage structurel incroyablement serré (mais n’était-ce pas déjà le cas de la révolution néolithique, me rétorqueront certains ?!), la logique du droit international apportera au narratif scolariste un nouveau souffle, et une nouvelle opportunité de se parer des atours de la vertu. Désormais, on parle de « droit à l’instruction », quand il s’agit d’obliger une jeune personne à aller à l’école.
Mais il y a là quelque chose qui m’échappe. Avoir le droit de manger ne signifie pas être obligé de manger. Avoir le droit de voter ne signifie pas être obligé de voter. Si ? Comment d’un droit peut-il découler une obligation ? Certes celles et ceux qui se posent cette question sont rares mais ils et elles existent. Cette question, les enfants la posent naturellement : « Pourquoi suis-je obligé ? ». Mais vous ne trouverez aucun raisonnement juridique qui vous permette de comprendre l’inférence qui mène du droit à l’obligation. D’ailleurs, dans les textes de droit, l’inférence n’est même pas posée. On voit simplement des formules telles que « droit à l’instruction » et « instruction obligatoire » utilisées indifféremment l’une pour l’autre et donc posées comme équivalentes. Comment des personnes censées être aussi méticuleuses que les juristes peuvent-elles confondre les deux formules ?
C’est très simple. C’est parce que l’obligation n’a jamais découlé du droit, qu’il soit « de l’Homme » ou « de l’enfant ». L’obligation précède le droit. Les amendes, la police, la prison précèdent le blabla juridique justificateur.
Des jurisprudences européennes ont essayé de se sortir de cette manifeste contradiction (malhonnêteté ?) en arguant du fait que les États signataires des textes européens implémentaient à leur convenance ce droit à l’instruction dans leur législation. Donc, si un État décide d’interpréter la formule « droit à l’instruction » comme « instruction obligatoire », il continuera d’obliger les jeunes personnes, avec la bénédiction et la caution morale des « grands sages » européens, quand bien même cette coercition entrerait en conflit avec d’autres droits.
D’autres répondraient que l’instruction obligatoire est le seul moyen qu’un État ait trouvé pour garantir le droit à l’instruction. Encore de la mauvaise foi. Ou alors les législateurs ne se sont pas beaucoup creusé la tête. Pour faire court, on obligeait déjà les enfants à aller à l’école ; c’est tout compte fait une manière de satisfaire à ce droit, comprenez, de s’acquitter, sans trop changer l’ordre établi et à peu de frais, de son engagement à garantir ce droit ; pourquoi donc changer quoi que ce soit ? Garantir authentiquement un droit à l’instruction pour un État, c’est-à-dire offrir un accès libre et facilité à une grande diversité d’enseignements riches et attrayants, implique de ne pas se contenter du minimum, sorte de « cantine scolaire » de l’enseignement, repoussante et immangeable et qui, pour être avalée, rend la coercition absolument nécessaire. Un ami qui vous prépare un plat délicieux a-t-il besoin de vous mettre un couteau sous la gorge pour que vous le goûtiez ? Et on voit ici qu’à l’école comme au travail, la rentabilité implique la violence.
Il est tout à fait légitime de douter que l’enseignement scolaire tel que dispensé actuellement dans les écoles permette réellement d’assurer ce droit à l’instruction de chaque citoyen. La scolarisation ne représente-t-elle pas en réalité une limitation ? Vous peinez sans doute à admettre ce fait. Vous pensez probablement que l’école a représenté un progrès merveilleux pour tous les enfants, pour l’humanité entière (réduite aux pays occidentaux). Peut-être vous accrochez-vous à ce conte de fées comme l’enfant s’accroche au Père Noël. C’est qu’il est très difficile de s’extraire des représentations de l’école qui ont été forcées dans nos crânes depuis notre plus tendre enfance. Comment pouvions-nous autrement qu’en promettant un paradis illusoire, faire accepter à notre progéniture cette injustice qu’est la camisole scolaire ? Il est difficile de percevoir en quoi l’école forcée a constitué un appauvrissement pour les peuples plutôt qu’un enrichissement. Pourtant, une enquête historique et ethnographique honnête nous permettrait facilement de comprendre tout ce que nous avons perdu avec l’embrigadement industriel et scolaire. Ces « deux-tiers monde » que sont les pays du Sud le perçoivent peut-être plus aisément que nous ne sommes en mesure de le faire, eux qui n’ont jamais accédé au paradis promis**.
En réalité, l’obligation scolaire qui est une obligation à l’appauvrissement culturel, au rétrécissement de son horizon, à l’hétéronomie, à se soumettre au viol de son corps et de son esprit, est en contradiction totale avec l’esprit d’un droit à s’instruire, c’est-à-dire à accéder à toutes les sources de connaissances disponibles de manière autonome, selon ses besoins et ses projets.
La remise en question d’une instruction obligatoire, d’un socle commun de connaissances et de compétences qui nous est imposé est en réalité un préalable incontournable à la remise en question de l’obligation scolaire. Comment se fait-il qu’au nom de cette « instruction », on nous oblige à passer le plus clair de nos journées assis à écouter un cours puis, une fois à la maison, le crépuscule passé, à faire ses « devoirs » quand nos corps ont prioritairement besoin de nombreuses heures de mouvement au quotidien, que nos yeux ont besoin de regarder au loin et, quand la nuit tombe, de vagabonder ou de se fermer ? Comment se fait-il qu’on force dans nos esprits des connaissances souvent de mauvaise qualité et inutiles, court-circuitant les apprentissages essentiels à notre survie, instillant en nous le poison du doute quant à nos capacités à apprendre ? Comment se fait-il qu’on nous prive des meilleures années de nos vies, celles pendant lesquelles nous sommes censés bâtir les muscles, le squelette, les sens, les idées, les compétences, les connaissances dont nous aurons besoin toute notre vie ? Il n’y a aucun bon sentiment, aucune bonne intention, aucune morale, aucun argument fût-il scientifique, aucune excuse qui justifierait et rendrait acceptable une telle effraction et une telle privation.
Peut-être est-ce parce que nous avons omis de questionner l’obligation d’instruction, qui est la nuisance première, que nous ne nous sortons pas aujourd’hui de la quasi-obligation scolaire. Sans doute est-il temps de prendre pleinement la mesure de ce qu’il nous faut combattre. Nous ne pourrons pas contester qu’on nous force à manger au restaurant plutôt que chez soi si on ne conteste pas d’abord le fait qu’on décide à notre place de ce qui doit être mangé.
Daliborka Milovanovic
*Dingo : acronyme proposé par Jessica Aubin, traductrice de Anthroplogie de l’enfance de David Lancy, pour traduire l’acronyme anglais « WEIRD » qui signifie western, educated, industrialized, rich et democratic, désignant ainsi les démocraties industrialisées, nanties, gouvernées, occidentales. Pour les besoins de la traduction de l’acronyme, « educated » a été traduit par « gouverné », ce qui est un parti pris assumé.
**À propos des remises en question du paradigme occidental de l’éducation/instruction, on consultera avec profit le film Schooling the World de Carol Black et l’ouvrage S’évader de l’éducation – La vie comme apprentissage au sein des cultures autochtones de Madhu Suri Prakash et Gustavo Esteva. Ces derniers, notamment, interrogent la conviction moderne selon laquelle l’éducation est un bien universel et un droit humain et remettent en question la rhétorique altruiste des programmes internationaux de développement à destination des pays « sous-développés ». D’après eux, l’idéologie éducationniste est le cheval de Troie de la globalisation et du néocolonialisme capitalistes qui a forcé les portes des cultures et sociétés traditionnelles. Les programmes d’éducation, « armes de destruction massive » du capitalisme, constituent dès lors une véritable agression envers les cultures autochtones dont l’autonomie, la souveraineté et l’intégrité sont remises en cause. L’idéologie éducationniste apparaît ainsi comme un pilier essentiel d’un nouvel impérialisme, rejetée par les cultures autochtones.
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