Les femmes ne sont pas des hommes comme les autres. Une fois admis les principes égalitaristes des luttes féministes du siècle passé, il est possible d’affirmer sans être soupçonné de sexisme les spécificités biologiques du corps féminin : les femmes saignent, accouchent, allaitent (la plupart du temps, les récents développements technologiques, contraceptions, IVG, laits artificiels, leur permettant de se soustraire à bon nombre de ces processus biologiques). Et cela implique un traitement tout particulier de la part d’une certaine catégorie de la population, à savoir les professionnels de santé, gynécologues et obstétriciens en tête, mais également des représentants de l’industrie pharmaceutique, qui semblent considérer que les virtualités biologiques féminines nécessitent un surcroît d’attention. Une forme larvée de sexisme là où les féministes voient une émancipation ? Un contournement, qui ne serait pas aussi funeste s’il n’était que symbolique, par la justification sanitaire, de l’axiome égalitariste ? Une survivance, en dépit des luttes politiques et des mutations sociales qui les ont suivies, d’une représentation du corps féminin comme défaillant et appelant la « rectification » médicale ? De la puberté à la mort, toutes sortes de béquilles chimiques et instrumentales viendront court-circuiter les processus physiologiques féminins, un zèle médical qui n’a pas d’équivalent quand il s’agit du corps masculin.
La critique de la construction genrée de la société a plus de cinquante ans. Il ne viendrait plus à personne, dans la majorité des pays occidentaux où cette critique a été prise en compte par les législateurs, si ce n’est sous forme de plaisanterie de mauvais goût (tristement récurrente, même au sein des politiques, ce qui en dit assez long sur la persistance des représentations collectives sexistes contre les discours égalitaristes policés), l’idée d’affirmer sérieusement une inégalité de droits ou de compétences en défaveur de la gent féminine et d’en déduire une inégalité de traitement. Pourtant, les divisions sexistes demeurent, la plus manifeste étant sans doute l’inégalité des salaires, quand on n’assiste pas, ahuris, à un réactionnisme assumé qui s’exprime dans la littérature, le cinéma, les stratégies commerciales ciblées, etc., et qui réhabilite les stéréotypes du passé voire en crée de nouveaux. Les comportements que cet étiquetage sexiste induit viendront alors l’entériner et le justifier a posteriori.
Prises en charge
Se voir attribuer des qualités, des aptitudes, des préférences, des prérogatives sur l’unique base de son sexe est éthiquement et juridiquement intenable. Pourtant, la plupart des femmes vivent dans leur chair ce déterminisme culturel, l’acceptent et le perpétuent, parfois simplement parce qu’elles n’en ont pas même conscience ou, pire, parce qu’elles l’approuvent. Il en est ainsi de l’excès d’attention médicale et de l’exhortation à un encadrement médical frénétique de leur santé reproductive qu’elles subissent. Il n’existe aucun équivalent d’une telle accaparation médicale (tout à fait récente dans l’histoire de l’humanité) chez les hommes. Dès ses premières règles (survenant de plus en plus tôt), l’adolescente apprend à soumettre son corps et ses fonctions au regard d’un expert de l’exception féminine : le gynécologue. Analysé et morcelé en éléments fonctionnels, seins, ovaires, utérus, etc., balisé, cartographié, routinièrement échographié, radiographié, le corps féminin n’est plus un corps propre mais un corps médical. « Prise en charge médicale », la formule est édifiante et exprime bien la tutelle médicale des femmes considérées comme incapables de maîtriser les « puissances sauvages » en jeu, un peu comme si elles étaient dépassées, submergées, aliénées. La médicalisation se pose alors en facteur d’émancipation illusoire lorsque, censée museler cette exubérance, elle muselle les capacités d’auto-détermination des femmes. Selon Marc Girard, dans la médicalisation, la femme n’existe pas comme sujet [1]. Cette expropriation, cette chosification symbolique est patente à tous les stades de la vie sexuelle d’une femme. Cela commence donc très tôt, aux prémices de la période fertile. La première ingérence subie est médicamenteuse. En guise de rite de passage, les jeunes filles sont amenées par leurs mères chez celui ou celle qui sera comme un guide pour elles tout au long de leur vie sexuelle. Le gynécologue leur prescrira alors la petite pilule rose [2], ou blanche, censée apporter de multiples conforts dont celui de pouvoir se protéger d’une grossesse indésirable n’est pas des moindres. Ses vertus anticonceptionnelles seront peut-être présentées de manière incidente à côté de ses autres bienfaits : contrôle voire suppression de l’écoulement sanguin, atténuation du syndrome prémenstruel, diminution de l’acné, etc. Car lorsqu’on a 13 ans et qu’une activité sexuelle est peu probable, louer les effets anticonceptionnels est moins vendeur. Ainsi, pour bâillonner les expressions de leur fertilité, c’est, selon le mot de Marc Girard, à une « castration chimique [3] » que des femmes vont soumettre leur corps, substituant aux processus fins de leur système endocrinien ceux, grossiers et approximatifs, des hormones de synthèse fonctionnant comme des leurres. Ce relais chimique de la physiologie n’est pas sans effets secondaires : cancérigènes, cardio-vasculaires, locomoteurs, immunitaires (augmentation des infections notamment de la zone génitale), sexuels (réduction du désir), etc. [4] Voilà comment des femmes pourtant en parfaite santé se retrouvent dans une situation absurde, contraintes à une surenchère médicamenteuse pour réduire les effets d’un produit dépourvu de vertus curatives.
Accouchées
Cela se poursuit avec la prise en charge médicale de la grossesse et de l’accouchement. Pourtant, la grossesse n’est pas plus une maladie que la fertilité. Malheureusement, son encadrement médical scrupuleux laisse plutôt croire qu’enfanter est dangereux et tout se passe comme si l’état gravide était en soi un état pathologique que la prise en charge médicale viendra normaliser. Ainsi, comme l’écrit Blandine Poitel, « La grossesse est scandée par une foultitude d’examens invasifs, parfois peu fiables, prétendument indispensables pour garantir la santé et la viabilité du foetus […] [5] ». Cette débauche de précaution médicale pseudo-préventive (échographies, analyses de la formule sanguine, tests de dépistage, touchers vaginaux et autres palpations, mesures et arpentages, supplémentations vitaminiques, etc.) n’est pas sans effets toxiques, dits iatrogènes car causés par le traitement médical même. C’est le cas par exemple de l’amniocentèse, technique invasive de diagnostic prénatal d’anomalies chromosomiques, dont le risque principal est l’interruption de la grossesse. Mais la toxicité psychologique et affective de cette médicalisation est sans doute plus grave encore en ce que celle-ci induit chez les parturientes des croyances fortement négatives quant à leur capacité à mettre leur enfant au monde. Du reste, sages-femmes et obstétriciens ne se privent pas pour les conforter dans ces croyances, eux qui ont su rendre leur présence auprès des futures mères si indispensable. Ils décrivent si simplement leur métier en expliquant qu’il consiste à accoucher des femmes. L’accouchement est ainsi un travail d’équipe que les femmes ne sauraient effectuer seules et plutôt que d’accoucher, les voilà accouchées, passives, à espérer que les palliatifs médicamenteux et instrumentaux prendront le relais de leur physiologie défectueuse. La médicalisation de l’accouchement est sans aucun doute la plus outrée, la plus agressive et la plus aliénante de toutes. Là encore, la chimie de synthèse viendra remplacer celle, naturelle, des sécrétions organiques. Le travail sera « soutenu » (on dit aussi « dirigé » dans le jargon obstétrical) par de l’ocytocine artificielle. L’effort du travail sera assourdi par diverses analgésies médicamenteuses (péridurale, rachi-anesthésie). L’hydratation et la nutrition seront assurées par des perfusions. La poussée et l’expulsion seront dirigées par les injonctions d’une sage-femme ou d’un obstétricien guidé par des machines. Si on laisse faire, la prise en charge peut être totale, allant jusqu’à l’extraction instrumentale de l’enfant (forceps, ventouse, expression abdominale et au bout, césarienne) qui sera né presque sans que sa mère y soit pour quelque chose. À tout le moins, c’est fort probablement le sentiment que cette dernière risque de développer : « Je n’y serais jamais arrivée autrement. » On peut aisément imaginer les conséquences malheureuses d’un tel sentiment sur sa confiance en sa capacité ultérieure à prendre soin de son enfant, sur sa confiance en soi tout court.
Pas même bonnes à nourrir leurs enfants
L’allaitement est un des comportements de maternage qui seront directement influencés par l’interventionnisme médical, soit parce que celui-ci induit un sentiment d’incompétence de la mère, soit parce que certaines pratiques obstétricales (l’hormonothérapie substitutive qu’est l’administration d’ocytocine synthétique, ou la césarienne) perturbent les processus hormonaux en amont de la mise en route de la lactation et rendent le démarrage de l’allaitement problématique, soit, plus prosaïquement, parce que le personnel médical se révèle très souvent tout à fait incompétent à soutenir les mères dans leur volonté d’allaiter, prodiguant des conseils inadaptés. Mais qu’importe cette iatrogénécité puisqu’il existe des formules lactées pour remplacer le lait de mère ! Le biberon de lait industriel est une autre de ces béquilles censées pallier les défaillances du corps féminin. Elles sont près d’un tiers à recourir à ce mode d’alimentation dès la naissance et à étouffer leurs processus physiologiques à l’aide de diverses substances inhibitrices de la lactation. Elles seront plus de la moitié après quelques mois à utiliser de piètres succédanés de leur lait alors qu’elles sont parfaitement capables de nourrir toutes seules et presque complètement leur progéniture bien au-delà des six premiers mois réglementaires. Cet état de manque, d’insuffisance, d’incomplétude, dans une situation d’abondance, de générosité, de foncière adaptation biologique semble tout à fait caractéristique de la féminité.
« Sortir de la matrice [6] »
La médicalisation, et l’expropriation de son corps qu’elle induit, se poursuit au-delà de la période fertile, à la ménopause où les femmes se verront inondées de nouvelles hormones artificielles substitutives, en plus de subir un renforcement de la surveillance médicale en manière de tests de dépistage qui aboutissent parfois à des amputations injustifiées d’organes de l’appareil reproducteur désormais obsolète. Les femmes auront ainsi passé leur vie à vivre leur spécificité sexuelle comme un problème, une pathologie, peut-être une malédiction, une aliénation. La question des causes d’une telle méfiance à l’endroit des processus physiologiques du corps féminin dépasse l’objet de cet article. Toutefois, quelles que soient ces causes, il est certain que cet enfer, pavé de bonnes intentions, qu’est l’assistanat médical, n’a aucune valeur de nécessité. Les femmes possèdent en propre la capacité à mener à terme les processus biologiques spécifiques à leur sexe. Leurs corps sont bien faits et ne demandent qu’à fonctionner conformément à leur biologie. C’est parce qu’elles sont ignorantes des subtilités de cette biologie qu’elles accordent un crédit disproportionné à la technique médicale. Cette technè fait obstacle (terme qui partage avec « obstétrique » la même étymologie latine : obstare, c’est-à-dire « se tenir devant ») à la spontanéité du corps et en brouille les signaux fins. Coupées de leurs sensations proprioceptives, les femmes n’ont plus confiance en leur corps. Sous tutelle chimique, elles ne connaissent pas le fonctionnement biologiquement normal de leurs cycles, elles ne sentent pas l’effort de leur utérus pour mettre au monde leur enfant. Elles peuvent à peine imaginer la puissance, la sagesse de leur corps. Elles ne comprennent pas que c’est une connaissance intime, une observation fine des expressions de ce corps qui leur permettra de le maîtriser. Le fait d’être prises en charge les a rendues dépendantes d’une intervention extérieure pour vivre les différentes étapes de leur vie sexuelle. Comme dans beaucoup d’autres domaines, elles font exécuter par des agents étrangers ce qu’elles peuvent faire d’elles-mêmes. Il est alors urgent de dénoncer cette médicalisation forcenée, fondée sur une spécificité de sexuation, comme une forme latente de sexisme asservissant et de favoriser l’autonomie des femmes par la réappropriation et la réhabilitation de la puissance de leurs corps parfaits pour ce qu’ils ont à faire.
1 – La Brutalisation du corps féminin dans la médecine moderne, édité par l’auteur (2013) et distribué notamment sur le site des éditions Le Hêtre Myriadis. L’ouvrage a été rédigé à partir d’un texte plus ancien publié en 2010 sur le site de l’auteur.
2 – On ne peut s’empêcher ici de penser à Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll ou au film Matrix des frères Wachowski et de voir l’alternative « pilule, non-pilule » comme paradigmatique de la problématique du choix entre liberté et aliénation.
3 – Op. cit.
4 – Voir les ouvrages Amère pilule, Ellen Grant, Éditions François-Xavier de Guibert (2008) et La Pilule contraceptive, Henri Joyeux et Dominique Vialard, Éditions du Rocher (2013).
5 – Les Dix Plus Gros Mensonges sur l’accouchement, Blandine Poitel, Éditions Dangles (2006).
6 – Dans le film Matrix, sortir de la matrice, c’est se libérer de l’illusion de vivre que procurent les machines qui manipulent la perception pour vivre enfin dans son corps.
Article initialement publié en janvier 2014 dans le n°44 du magazine Grandir Autrement.
1 commentaire
Lis · 16 décembre 2019 à 11 h 26 min
Qu’il est bon d’entendre un autre que soi penser qu’être femme ne revient pas à faire semblant d’être un homme! Prendre soin de soi, rencontrer sa propre féminité, apprendre à se connaître et aimer la maternité… de A à Z: une épopée en soi et à l’extérieur, un beau travail aussi, en plus des autres emplois. Merci.