« Allaiter peut-il être féministe ? » Cette question, que je pose dans le contexte français, indique par le fait même qu’elle soit posée qu’une réponse positive n’est pas évidente. Elle l’est peut-être un peu plus aujourd’hui dans certains milieux, les écoféministes, « néoféministes » et autres « féministes biologiques » étant passées par là. Mais pour la génération qui nous précède et pour une large part de la population de nos jours, une réponse positive était et reste presqu’inenvisageable. Les féministes dites de la seconde vague nourrissaient une grande méfiance à l’endroit de l’allaitement, accusé, depuis Simone de Beauvoir, avec la reproduction en général qui était à la charge quasi exclusive des femmes, d’asservir ces dernières et d’empêcher leur émancipation.
Pourtant, l’histoire des liens entre le féminisme et l’allaitement n’a pas toujours été aussi tendue. En effet, à la fin du 19e siècle et au début du 20e, l’allaitement comme « droit naturel de la mère » est intégré aux revendications féministes. Les féministes de cette époque militent pour la reconnaissance de la maternité, comme haute fonction sociale. Ainsi, elles encouragent la pratique de l’allaitement et demandent sa protection sociale et juridique (aide matérielle pour les femmes pauvres, droits spéciaux pour les travailleuses). Elles se réjouissent ainsi du vote de quelques lois favorables à l’allaitement (par exemple la loi du 5 août 1917 instituant l’heure et les chambres d’allaitement). Par ailleurs, elles dénoncent la mise en nourrice, très répandue dans les milieux urbains français des 18e et 19e siècles, et le biberon, « tueur de bébés ». Pour en savoir plus, je vous invite à lire Maternité et Droits des femmes en France (19e-20e siècles) de l’historienne Anne Cova.
C’est donc à partir des années 1950 qu’on assiste à un renversement de perspective sur l’allaitement.
En 1949 paraissent les deux tomes du Deuxième Sexe de la philosophe Simone de Beauvoir dans lequel elle décrit comment la domination masculine et patriarcale s’enracine dans la différenciation biologique des sexes, qui elle-même se prolonge en différenciation économique et sociale (division sexuelle du travail), puis in fine en différenciation ontologique et juridique : les femmes ont moins de valeur et moins de droits. La maternité est vue par de Beauvoir comme la condition biologique de la servitude des femmes et elle s’en prend particulièrement à l’allaitement qui est, selon elle, la partie la plus aliénante du travail reproductif qui échoit aux femmes. De cela, elle conclut que l’émancipation des femmes ne peut passer que par l’affranchissement de ses déterminismes biologiques.
Le point de vue de de Beauvoir semble avoir eu énormément d’influence sur une génération de femmes écœurées par les injonctions au dévouement patriotique, via le dévouement procréatif (sur le modèle allemand) martelées par le gouvernement de Vichy qui est une période de grande régression des droits des femmes. Pour paraphraser la philosophe Élisabeth Sledziewski, le simple fait d’envisager la dimension maternelle de l’identité psychique et sociale des femmes est tout de suite vu comme une démarche essentialisante et donc une concession inacceptable au système d’oppression patriarcal.
Logiquement, le féminisme de la seconde vague s’attache à montrer le caractère de construction sociale et symbolique des rôles assignés aux femmes dans la société patriarcale et à réduire les conditions de servitude des femmes, notamment en luttant pour un droit à une contraception médicale et pour la dépénalisation et la médicalisation de l’avortement.
Il est toutefois intéressant de noter que les discours anti-allaitement se développent précisément au moment où les femmes disposent d’une solution alternative sûre pour nourrir leur progéniture. En somme, on rejette l’allaitement parce qu’il devenait matériellement possible de le rejeter. Je pense pour ma part que c’est précisément parce qu’il pouvait être matériellement possible de le rejeter que les discours le décrivant comme aliénant pouvaient se développer. Cela semble être un fait anodin mais cela pourrait nous servir pour la construction d’un féminisme total qui prenne en compte toutes les configurations matérielles et économiques possibles.
Mais les années 1970 voient également fleurir un courant qu’on a coutume d’appeler essentialiste ou différentialiste (par opposition à « égalitariste » et « universaliste ») qui exalte les fonctions biologiques des femmes, liées à la reproduction (Annie Leclerc) ou même dans les années 1980 qui dénonce l’hypermédicalisation d’une obstétrique patriarcale qui dépossède les femmes de leur puissance (Françoise Edmonde Morin).
À partir des années 2000, les féministes anti-allaitement se font moins entendre et on assiste à un regain d’intérêt pour l’allaitement au sein de la population. En effet, on passe de 45,6 % d’enfants allaités à 8 jours en 1995 à 68 % d’enfants allaités à la naissance en 2016. Ce regain d’intérêt s’accompagne d’une multiplication des discours publics encourageant l’allaitement, notamment de la part des institutions sanitaires (nationales et internationales). Les nouvelles allaitantes ont plutôt un haut niveau d’instruction, font partie de classes plutôt moyennes à aisées, elles sont très bien informées et la prolifération d’études au tournant du siècle montrant la supériorité du lait humain (ou l’infériorité des préparations commerciales pour nourrissons) à de nombreux points de vue, sanitaire, économique, social leur donnent une forme de légitimité à réinvestir l’allaitement délaissé par leurs mères et grands-mères.
Internet et les réseaux sociaux ont permis une diffusion importante de ces nouveaux discours pro-allaitement au point qu’on assiste dès le début des années 2000 à une sorte de « backlash » des gardiennes de la tradition féministe, telle Élisabeth Badinter qui fustige dans Le Conflit, la femme et la mère paru en 2010, le retour au naturel et à la servitude opéré par la nouvelle génération.
De nos jours, les discours anti-lactivisme se centrent sur la dénonciation de la culpabilisation des mères qui, selon la formule consacrée, « ne veulent ou ne peuvent pas allaiter », et sur le primat de la liberté de choix (notion au demeurant fort discutable, nous y reviendrons probablement par la suite). Les pro-allaitement ne seraient pas féministes en ce qu’elles remettraient en cause ce libre choix de disposer de son corps, acquis incontestable des luttes de leurs aïeules, et que leur « lactivisme » en suscitant frustration et culpabilisation diviserait les mères.
Mais prenons un peu de recul sur ces querelles, au final très « ethno-centrées » sur les cultures occidentales où l’on voit se dessiner comme une corrélation entre développement économique, développement social, émancipation des femmes et non-allaitement. À première vue, une telle vue surplombante donnerait raison à de Beauvoir : les cultures où les femmes jouissent du plus haut niveau de reconnaissance sociale et de droits sont celles où l’allaitement est le moins répandu. Y a-t-il dès lors une vraie causalité entre d’une part, abandon de l’allaitement (et plus généralement mise en garde des enfants), et donc progrès technologique et industriel, et d’autre part, émancipation des femmes ?
Il ne faut pas oublier que pour des millions d’enfants dans le monde, être nourri au substitut de lait humain n’est pas une option et l’allaitement est la norme, pour des raisons de survie ou parce que les parents n’ont pas accès au substitut de lait humain. Ce sont souvent les enfants des « deux-tiers monde » (expression de Madhu Suri Prakash, professeuse de philosophie de l’éducation à l’université d’État de Pennsylvanie aux États-Unis), des endroits du monde où l’on n’a pas accès à de l’eau suffisamment propre du point de vue bactériologique, où les femmes ne travaillent pas à l’extérieur du foyer et s’occupent elles-mêmes de l’élevage des enfants. Ce sont souvent aussi des sociétés qui n’ont pas connu la « révolution anthropologique » (Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?) ou le « féminicène » (selon la formule de la politologue Véra Nikolski), qui a bouleversé les sociétés occidentales ; des pays où les droits des femmes sont à la traîne et leurs conditions de vie oppressives. Dans ces régions du monde, la question de l’allaitement n’en est pas une, sauf quand elles essayent d’imiter leurs congénères plus aisées qui peuvent se permettre de ne pas allaiter. La question du choix n’est pas non plus une question puisque l’alternative « biberon ou sein » n’existe pas. Pour que ces femmes puissent s’émanciper, devrait-on leur permettre d’accéder facilement à des substituts de lait humain ? Est-ce cela être féministe ?
À vrai dire, on peut se poser la même question chez nous, et revenir à notre question de départ : allaiter peut-il être féministe ? Il ne s’agit pas seulement de savoir si le droit à allaiter sans voir ses conditions de vie dégradées et ses droits réduits peut être intégré aux revendications des luttes féministes. Non seulement une telle revendication est compatible avec les buts du féminisme mais c’est même un impératif féministe que de soutenir ce droit. Ici il s’agit plutôt de savoir si l’allaitement indépendamment de toute contingence sociale, économique, environnementale, est compatible avec l’émancipation. Car si le travail reproductif, et l’allaitement est sans doute celle qui a le plus grand coût pour les femmes, est une condition de servitude, comment peut-on continuer à encourager l’allaitement ?
En fait, on le peut uniquement si l’on comprend les conditions matérielles qui rendent le travail reproductif aliénant. Ces conditions matérielles ont peut-être cours depuis l’aube de l’humanité. Mais elles se sont assurément intensifiées avec la néolithisation et le passage d’une économie de subsistance fondée sur la chasse et la cueillette à une économie de subsistance fondée sur l’élevage et l’agriculture qui ont accentué pour les femmes la charge reproductive (fertilité et tâches domestiques corollaires augmentées). Dans ce contexte, le travail reproductif n’ayant pas de valeur économique, il est un coût et une charge bruts, même s’il est en réalité essentiel à la croissance de cette valeur économique elle-même. Accaparée par leur travail reproductif, les femmes ne peuvent investir le champ public et n’ont pas le temps de réfléchir à leur condition.
Dès lors, comment pourrions-nous aujourd’hui encourager l’allaitement sans en même temps prendre les mesures économiques et sociales qui s’imposent pour que l’émancipation des femmes ne dépende pas du non-allaitement ? Car au final le problème est moins l’allaitement en tant que tel que des structures sociales et économiques qui engendrent un coût pour les femmes qui choisiraient de prendre en charge elles-mêmes ce travail reproductif. J’en veux pour exemple le fait suivant relevé par Claude Didierjean-Jouveau en 2003 dans la revue Spirale : alors qu’en France, le taux d’allaitement à la naissance est de 52 % et le pourcentage de femmes élues à l’Assemblée nationale de moins de 12 % (élections de juin 2002), en Suède, il y a 99 % d’allaitement à la naissance et 43 % de femmes élues au niveau national. On a beaucoup plaisanté sur les super-lacto-pouvoirs des Suédoises mais on sait bien que leurs taux d’allaitement sont étroitement liés aux politiques publiques visant à soutenir le travail reproductif. Ce qui nous donne un pays où les femmes sont émancipées et allaitent, des femmes que nos féministes « maternophobes » ne pourraient pas qualifier d’arriérées ; des femmes aussi qui semblent avoir réussi la quadrature du cercle et qui pourraient nous montrer un autre chemin d’émancipation « qui ne jette pas le bébé avec l’eau du bain ».
C’est le moment ici peut-être d’aborder le point d’achoppement des controverses féministes au sujet de l’allaitement. Il me semble que les controverses naissent de malentendus et peut-être aussi d’une tendance, plutôt occidentale, à l’universalisme qui est en réalité un « occidentalisme », à savoir une tendance à traiter toutes les questions à partir de son point de vue d’Occidentale. Cette tendance est, au demeurant, assez caractéristique du colonialisme intellectuel inconscient des Occidentaux. Pour le neutraliser, il serait peut-être bon de rappeler que c’est un certain type de société voire une certaine classe sociale qui a produit le féminisme qui nous est le plus familier en France ; un féminisme occidental, blanc, bourgeois, « libéraliste » (selon l’expression de Nancy Fraser, autrice de Féminisme pour les 99 %), universaliste. C’est par exemple le féminisme qu’exprime une Élisabeth Badinter.
En réalité, il n’existe pas un seul féminisme mais des féminismes situés et autochtones : autant de configurations sociales, autant de luttes. La définition même des buts et les valeurs qui les fondent varient d’un endroit du monde à l’autre, d’une université à l’autre, d’un groupe de militantes à l’autre. Sous d’autres latitudes, l’émancipation consiste en « avoir une vache, des poules et plusieurs enfants » (Ein Kuh für Hillary, traduit sous le titre La Subsistance, une perspective écoféministe, de Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen [1]) ; ou de disposer d’un libre accès à une forêt pour se nourrir (et on voit bien là les enjeux matériels et environnementaux de l’émancipation des femmes, davantage que les enjeux de la biologie reproductive). Les dictionnaires se font l’écho de cette diversité. D’après le Cambridge Advanced Learner’s Dictionary & Thesaurus, le féminisme se définit par « La conviction que les femmes devraient bénéficier des mêmes droits, pouvoirs et opportunités que les hommes et être traitées de la même manière, ou l’ensemble des activités destinées à atteindre cet état ». Ou encore « Un effort organisé pour donner aux femmes les mêmes droits économiques, sociaux et politiques qu’aux hommes ». Ici c’est la notion d’égalité avec les hommes qui est mise en avant. Mais Le Grand Robert de la langue française propose : « Doctrine, mouvement qui préconise l’extension des droits, du rôle de la femme dans la société. » Mais tout cela dépend de la société en question… Si le féminisme est compris comme le fait d’avoir les mêmes droits, pouvoirs et opportunités que les hommes, tels qu’ils sont définis dans une société capitaliste, notamment le privilège de ne pas s’occuper de tout ce qui a trait au travail reproductif et au travail domestique, cela n’implique pas que soit reconnu et valorisé tout ce que les femmes faisaient habituellement auparavant, à savoir allaiter et élever les enfants. Et voilà comment naît la désaffection pour l’allaitement et le soin aux petits, qui sont devenus, en de nombreux endroits du monde, des activités mercantiles confiées à d’autres femmes, souvent sous-payées. Pas très féministe tout ça, si l’on comprend le féminisme comme une émancipation complète de toutes femmes et une valorisation de toutes leurs activités. Soit dit en passant, on peut se poser la question de savoir d’où vient cette liberté qui m’est livrée dans une bouteille de lait pasteurisé ? Quelle liberté d’autres femmes et d’autres hommes ont été réduites à néant, dans les pays du Sud et même chez nous, dans les quartiers populaires des banlieues, quels autres animaux non humains, quelles espèces végétales ont été éradiquées, pour que nous autres femmes occidentales, privilégiées, « éduquées » puissions jouir de la liberté offerte par les substituts du lait humain ? Cette libération n’est souvent que locale mais quelles autres servitudes et souffrances implique-t-elle ? Les féminismes sont certes situés mais un féminisme qui implique l’oppression d’autres femmes est-il tenable ?
Et dans nos sociétés où la maternité est en effet une condition d’oppression, la maternité doit devenir un enjeu féministe. Les femmes ne devraient pas avoir à se libérer de la « condition maternelle » mais devraient exiger des droits adéquats à leur situation. À la question de savoir si l’on peut être féministe et maman, je réponds que l’on se doit de l’être ; le féminisme n’a pas d’autre choix que d’intégrer la question de la maternité. Et je ne vois rien de contradictoire entre d’une part, faire le choix non seulement de la maternité mais en plus de l’allaitement et du maternage proximal, et d’autre part, revendiquer une posture féministe.
Dès les débuts de ce féminisme qui voyait dans la maternité la cause de l’asservissement des femmes, quelques voix se sont élevées pour protester contre ce qui semblait être une erreur de ciblage mais elles n’ont pas été entendues. Des militantes sont parvenues très récemment à intégrer, certes timidement, aux questions et enjeux féministes, ceux des violences obstétricales. Cela ne s’est pas fait sans résistance tant la technique obstétrique est vue par beaucoup de féministes comme libératrice. Il n’a pas été aisé de les convaincre à quel point le troc sécurité et confort contre contrôle est inégal et a en fait perpétué, sous une nouvelle forme plus sournoise, l’appropriation patriarcale des corps féminins. Mais il demeure très difficile de parler d’allaitement. Pour beaucoup de féministes, l’allaitement et le maternage proximal, qui nécessitent une présence et une disponibilité continues auprès de l’enfant, sont incompatibles avec l’émancipation des femmes. Selon ce point de vue, pour une femme, s’émanciper passerait forcément par une rupture des liens d’interdépendance. Et aujourd’hui, la société industrielle et marchande permet, dans une certaine mesure imparfaite, cette rupture grâce, entre autres « facilités », aux laits infantiles et aux garderies. D’autres féministes, peut-être plus pragmatiques, préfèrent partir de la réalité sociale et économique mondiale, à savoir le fait que les femmes prennent en charge majoritairement les soins dispensés aux enfants, et proposent de valoriser économiquement et socialement ce travail. Cela n’empêche pas de se battre aussi pour que les femmes puissent faire autre chose que s’occuper des enfants, loin s’en faut. C’est complémentaire, en réalité. Aucun type de féminisme ne devrait exclure les autres ; les féminismes doivent converger vers le même but qui n’est pas de défendre un type de situation mais tous les types de situation que des femmes sont susceptibles de rencontrer, de vivre, de choisir. Peut-être serait-ce cela un « féminisme total » à défaut d’être universel ?
Au fond, le problème est qu’on assigne aux femmes des rôles calibrés, quasi impossibles à incarner simultanément. Ce faisant, on les condamne soit à endosser ces rôles tous en même temps au risque de l’épuisement, soit à réduire les contradictions en en rejetant certains au risque du déchirement et de la rupture du continuum [2]. Dans un cas comme dans l’autre, en réalité, elles ne sont pas satisfaites, elles sont jugées et condamnées et, surtout, elles ne sont pas libres : pas libres d’être mère ou de ne pas être mère, d’allaiter ou de ne pas allaiter, de travailler (au sens réducteur du capitalisme) ou de ne pas travailler… On leur impose une vision de la liberté qui, d’après mes valeurs personnelles, est une belle truanderie. Libérées, mais pour quoi faire ? « Libérées » de la maternité, elles sont donc disponibles pour le marché du travail au sein d’une économie capitaliste qui confond liberté et « liberté » de consommer (quand le salaire le permet !). De mon point de vue, on peut tout aussi bien voir cette « libération » comme un immense détournement des énergies maternelles au profit du capital. Dans cette situation, réclamer le droit d’allaiter ses enfants, de leur offrir des soins continus dans un modèle social qui soutient et valorise ce choix, est féministe. La maternité, tout comme le travail, peuvent être vécus comme des esclavages. La différence est que notre culture nous conditionne à percevoir le travail au sein d’un système capitaliste comme une libération, tout en excluant soigneusement de la catégorie « travail » tout le travail reproductif. Comment, dans une société qui n’accorde aucune valeur économique au travail reproductif, pourrions-nous considérer ce dernier comme libérateur ? L’enjeu, dès lors, est de redéfinir ce qui doit être considéré comme du travail, ie redéfinir ce qui a de la valeur. Peut-être alors pourrons-nous voir s’effondrer le patriarcat et la domination masculine, de manière presque naturelle, comme ne correspondant plus à la réalité sociale et économique.
Tant que le travail reproductif ne sera pas reconnu, les femmes seront en effet écartelées entre la nécessité de produire un travail économiquement valorisé et celle, qu’il s’agisse d’une injonction sociale qu’elles s’imposent à contre-cœur ou d’une « injonction » biologique des instincts maternels (qui, contrairement, à une maxime devenue mantra d’un certain féminisme, existent bel et bien comme types de comportement des femelles en contexte d’accueil d’un nouveau-né), de mettre au monde et materner des enfants. Et je ne parle pas des autres rôles dont elles sont chargées en plus, notamment celui d’objet sexuel. Ainsi, la « sexy working mother » est ce qu’on exige et attend des femmes pour faire tourner une économie capitaliste au sein d’une société masculiniste. Les espaces de liberté, pour les femmes, sont quasi inexistants.
Au final, soutenir l’émancipation et les droits et libertés fondamentales de toutes les femmes, d’où qu’elles viennent, ce qui devrait être le projet minimal de tout féminisme, c’est aussi leur permettre de ne pas craindre de perdre de la puissance si elles choisissent de s’occuper de leurs enfants. Et, en réalité, ce que j’ai découvert, après des années d’allaitement, c’est à quel point l’allaitement est émancipateur et renforce le pouvoir et l’estime de soi des femmes qui ont fait ce choix en toute sécurité et de façon confortable. Car l’allaitement permet une authentique autonomie vis-à-vis de l’industrie agro-alimentaire : pas besoin d’argent pour acheter du lait en poudre, de l’eau en bouteille, des tétines et des biberons. Il permet une autonomie vis-à-vis des professionnels de santé : les bébés allaités sont souvent moins malades que les autres. Il permet d’être renforcé dans ses compétences parentales et d’être plus autonomes vis-à-vis de nombreux experts dont le rôle est de pallier l’incompétence construire culturellement des parents. Cette autonomie dans son « travail reproductif » donne aux femmes une véritable confiance en soi et une grande force et les rend plus résilientes et moins vulnérables aux coûts économiques et aux effets sanitaires, sociaux et humains délétères, souvent mal évalués et pourtant bien réels, du travail à l’extérieur et de la garde des enfants en collectivité.
D’après Penny Van Esterik, Américaine féministe et militante de l’allaitement, les groupes féministes devraient intégrer l’allaitement dans leurs luttes pour plusieurs raisons :
– l’allaitement suppose des changements sociaux structurels qui ne pourraient qu’améliorer la condition des femmes ;
– l’allaitement affirme le pouvoir de contrôle de la femme sur son propre corps, et met en question le pouvoir médical ;
– l’allaitement met en cause le modèle dominant de la femme comme consommatrice ;
– l’allaitement s’oppose à la vision du sein comme étant d’abord un objet sexuel ;
– l’allaitement exige une nouvelle définition du travail des femmes qui prenne en compte de façon plus réaliste à la fois leurs activités productives et leurs activités reproductives ;
– l’allaitement encourage la solidarité et la coopération entre femmes, que ce soit au niveau du foyer, du quartier, au niveau national et international.
Et je voudrais ajouter à cette liste une considération plus personnelle. Encore plus qu’un droit naturel du bébé, l’allaitement est peut-être plus fondamentalement un droit naturel des femmes, de leur corps. A-t-on songé aux effets anthropologiques potentiellement majeurs des privations hormonales qu’induit le non-allaitement pour les femmes ? A-t-on mesuré les effets biologiques d’un tel bouleversement biochimique ? Des taux d’allaitement réduits impliquent que de moins en moins de femmes vivent sous les effets de la prolactine et de l’ocytocine. (Au passage, cela permet de nier l’existence des instincts maternels.) On ne peut pas garantir que cela n’a aucune conséquence dans la vie d’une femme, au-delà de sa vie reproductive.
Pour finir, je voudrais revenir sur la question du choix. J’ai moi-même répété ce mot à plusieurs reprises dans cette présentation. Je le fais, par commodité, par facilité, par paresse ou par conformisme. En réalité, c’est une notion extrêmement complexe. Or on la mobilise comme si elle était évidente : ainsi on dit que les femmes doivent avoir le choix ou qu’elles doivent choisir librement. Cependant, dans la perspective biologique et matérialiste qui est la mienne, il m’apparaît qu’un féminisme qui se focalise sur la question du choix, qui plus est censé être libre, ignore passablement les conditions matérielles qui déterminent nos décisions ; qu’on aime bien appeler des choix. Comme l’explique James Akré, ce ne sont pas les femmes qui décident d’allaiter ou pas mais les sociétés. Peut-être même pouvons-nous aller un degré au-delà comme évoqué plus haut et dire que ce sont les conditions matérielles de nos existences qui déterminent nos pratiques reproductives. Dans un contexte plutôt défavorable à l’allaitement [3], la pression pour ne pas allaiter est très forte et il n’y a pas d’égalité possible entre les diverses options de nourrissage des bébés ; comment peut-on dès lors parler de choix ou de respect de chaque choix ? D’où l’importance fondamentale d’un travail de lobbying auprès des institutions pour qu’enfin des conditions matérielles favorables à l’allaitement soient mises en place (clamer « breast is best » ne suffit pas et ne fait qu’énerver celles qui constatent à quel point cela est vain dans un contexte hostile). Les féministes méfiantes vis-à-vis de l’allaitement, si elles ont vraiment en vue l’émancipation de toutes les femmes, peuvent bien tolérer cela ?
Pour conclure, je vous laisse méditer ce passage de Ne crois pas avoir de droits par La Librairie des Femmes de Milan [4].
S’il est vrai, comme cela a été écrit, que la pasteurisation du lait a contribué à donner la liberté aux femmes plus que les luttes des « suffragettes », il faut faire en sorte que cela ne soit plus vrai. Et la même chose doit être dite de la médecine qui a réduit la mortalité infantile ou inventé les produits anticonceptionnels, ou des machines qui ont rendu plus productif le travail humain, ou des progrès de la vie sociale qui ont amené les hommes à ne plus considérer les femmes comme des créatures de nature inférieure. D’où vient-elle cette liberté qui m’est livrée dans une bouteille de lait pasteurisée ? Quelles racines a-t-elle la fleur qui m’est offerte en signe de civilisation supérieure ? Qui suis-je, moi, si ma liberté tient à cette bouteille, à cette fleur qu’on m’a mise en main ? Ce n’est pas tant la question de la précarité du don, même si c’est une circonstance à ne pas négliger que son origine. Il faut se trouver à l’origine de sa propre liberté pour en avoir une possession sûre, ce qui ne veut pas dire une jouissance garantie, mais la certitude de savoir la reproduire même dans les conditions les moins favorables.
Daliborka Milovanovic
Notes
[1] Hillary Cinton se rend au Bengladesh pour vérifier par elle-même le succès d’une politique de micro-crédits mise en place par une banque en faveur des femmes. Lors d’une visite dans un village, elle interroge deux femmes pour savoir si elles sont satisfaites et si elles ont gagné en autonomie (empowered) grâce à ces microcrédits. Ce à quoi les femmes répondent être très satisfaites, avoir un revenu personnel, quelques vaches, des poules, des canards et des enfants qui vont à l’école. La suite de l’échange est édifiant.
« Apa [sœur aînée], as-tu des vaches ?
— Non, je n’ai pas de vaches.
— Apa, as-tu un revenu personnel ?
— Eh bien, avant, j’avais un revenu personnel. Mais comme mon mari est devenu président et a déménagé à la Maison- Blanche, j’ai arrêté de gagner de l’argent.
— Combien d’enfants as-tu ?
— Une fille.
— Tu aimerais avoir plus d’enfants ?
— Oui, j’aimerais bien avoir un ou deux enfants de plus, mais nous sommes très heureux avec notre fille Chelsea. »
Les femmes de Maishahati se regardent et murmurent : « Pauvre Hillary ! Elle n’a pas de vache, pas de revenu personnel et elle n’a qu’une seule fille. »
Aux yeux des femmes de Maishahati, Hillary Clinton n’était pas autonome, et ce n’est pas ce qu’elles entendent par « émancipation ».
[2] Concept emprunté à Jean Liedloff, qui dans son essai de 1975, Le Concept du continuum, décrit le continuum d’une espèce comme l’ensemble des comportements, et leurs réponses, attendus biologiquement par les individus de l’espèce en question. Le non-respect du continuum induirait des ruptures, causes de grandes souffrances physiques et psychiques.
[3] Les taux d’allaitement actuels en sont le reflet : certes 68 % à la naissance mais seulement 23 % à 6 mois et 13% à un an. La revue Nouvelles Questions féministes rappelle que le fait de pouvoir allaiter est lié à des conditions favorables comme le statut professionnel, les revenus du foyer, la qualité des protections sociales.
[4] Ce texte de 1987 récemment traduit en français est un témoignage théorique et historique de l’histoire du mouvement féministe italien des années 1970 à 1980 et de l’élaboration de la théorie et de la pratique différentialistes.
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