On a coutume de situer l’épicentre du mouvement féministe contre la violence obstétricale autour de l’année 2017 qui est aussi l’année MeToo. C’est à peu près à ce moment que les féministes se seraient emparées de la question de l’accouchement. L’une des grandes actrices du mouvement contre ce qu’on a appelé les VOG (violences gynécologiques et obstétricales), la juriste belge Marie-Hélène Lahaye, ouvre son blog « Marie accouche là » en 2013, où dans un style volontairement pamphlétaire, elle questionne les pratiques obstétricales en salles de naissance et tente de rallier les féministes traditionnelles à la cause de l’accouchement respecté en vue d’une politisation du corps enfantant, cet autre intime du corps féminin qui est violenté. Les réseaux sociaux aidant, la question est portée au niveau du débat public quand Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, annonce le 20 juillet 2017, devant la commission Droits des femmes de l’Assemblée Nationale, avoir commandité un rapport sur les violences obstétricales au Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. S’en est suivie une polémique que nombre d’entre nous ici connaissons mais que je n’aborderai pas ici.
En réalité, la polémique autour des VOG est le paroxysme médiatisé d’une lame de fond aux bases larges et profondes, enfouies dans le terreau silencieux et sous-marin des combats du quotidien. Je parle de ces femmes, et de leurs alliés masculins, qui face à l’intrusion agressive de la médecine dans l’intime des parturientes et dans la pratique millénaire des « femmes sages », se sont organisées, en autonomie, pour faire face à l’éradication des savoirs féminins liés à la reproduction, en cours depuis l’avènement de la médecine industrielle. Je voudrais souligner au passage que cette remise en cause des savoirs féminins est en réalité plus ancienne, le corps et l’esprit féminins étant des endroits de suspicion de faiblesse et d’incapacité pour la gent masculine lettrée, peut-être depuis les médecins grecs.
Autour des années 1970, les féministes semblent triompher, obtenant, pour les femmes, notamment la dépénalisation de l’avortement et sa médicalisation, l’accès à la contraception, la fin de la « puissance paternelle et maritale ». Mais le revers de cette bataille pour les droits reproductifs des femmes a été l’extension du pouvoir médical sur les corps féminins et le remplacement des savoirs reproductifs féminins par les savoirs médicaux qui ne semblent pas avoir été immédiatement perçus comme renforçant un processus déjà ancien de décompétentisation des femmes.
Quant à celles qui ne sont pas dupes, elles seront injustement censurées par le féminisme triomphant qui réprimera comme réactionnaire toute tentative de remise en question de ce qui constitue pourtant un nouveau cadre d’oppression pour les femmes.
J’ai coutume de qualifier la publication du Petit Manuel de guérilla à l’usage des femmes enceintes, de Françoise Edmonde Morin, de « point zéro » de cet autre mouvement féministe qui s’est longtemps ignoré comme féministe ; un féminisme parallèle, clandestin, « sous le manteau » mais pourtant éminemment réel et incarné. En effet, on peut tracer une filiation entre la notion d’agression médicale mobilisée par FE Morin en 1985 et le concept de violence obstétricale.
Il y a bien sûr d’autres filiations, notamment depuis la francophonie nord-américaine : je pense aux femmes et aux sages-femmes québécoises (qui n’ont reconquis le droit d’exercer leur métier qu’en 1999). On y parle de « naissance heureuse » ou d’ « humanisation » de la naissance. J’ai toutefois quelques indices, récoltés lors d’échanges informels avec des membres d’associations parentales rurales des années 1990, du fait qu’il existe aussi une filiation française et je rêve de voir un jour une étude menée sur les résistances françaises qui se sont développées à bas bruit dès les années 1970, et sans doute avant dès les débuts de l’aspiration des corps enfantants par l’hôpital et l’obstétrique industrielle.
Ces résistances ne sont pas tant des résistances idéologiques (qui sont indirectes) que des résistances matérielles, des résistances directes, des résistances du corps, du quotidien : des femmes et des sages-femmes s’organisent pour préserver et perpétuer les savoirs reproductifs, grossesse, enfantement, allaitement, post-partum.
Mais au tourant des années 2000, quand on est une femme qui questionne en son for intérieur le modèle de maternité qui est proposé par les institutions médico-sociales, les alternatives sont difficiles à trouver. Il faut alors bénéficier d’une miraculeuse synchronicité pour rencontrer une sage-femme qui travaille dans une perspective dite holistique ou une animatrice de La Leche League qui maîtrise les savoir-faire liés à l’allaitement.
Soit dit en passant, il faudrait sans doute consacrer plusieurs pages d’un livre à écrire sur ce mouvement féministe alternatif au rôle qu’a joué l’association de soutien à l’allaitement La Leche League dans la préservation des savoirs reproductifs des saccages de l’obstétrique et de la puériculture du 20e siècle ; les animatrices de La Leche League ont été les gardiennes de ce matrimoine et en ont maintenu le continuum dans les régions du monde où le capitalisme agressif des fabricants de lait infantile, avec la complicité des pédiatres, a œuvré pour éradiquer l’allaitement. Une des dix valeurs fondamentales de La Leche League évoque la « participation consciente et active de la mère pendant l’enfantement ». Et c’est pendant une réunion de mères organisée par une animatrice de La Leche League que vous étiez susceptible d’entendre parler d’accouchement naturel ou physiologique à domicile ou de remise en question du modèle technocratique de la naissance au milieu des années 1980.
Mais au tournant des années 2000, l’internet a joué un rôle crucial dans la diffusion des connaissances et dans l’accessibilité de réseaux qui étaient devenus confidentiels si ce n’est quasiment clandestins.
Il faudrait tout un livre pour évoquer et rendre justice à toutes les acteurices du « moment 2000 ». Il faudrait tout un travail de recherche d’historien.ne pour rendre justice à celles qui ont été les gardiennes de la flamme vacillante des savoirs reproductifs écologiques durant les trente années qui ont précédé ce « moment 2000 ».
Ce « moment 2000 » se caractérise par un foisonnement d’espaces, d’événements, de canaux d’information sur les savoirs et savoir-faire reproductifs, par le développement de ces savoirs et l’apparition de nouvelles figures de facilitation, de préservation et de transmission de ces savoirs. De nombreuses personnes ont été des acteurices importantes de ce moment mais je voudrais mettre en avant deux figures qui me semblent essentielles.
La première est Sophie Lavois (anciennement Gamelin) qui a créé la Lettre Périnatalité en 2002 et a tenu un annuaire des sages-femmes pratiquant l’accouchement à domicile de 2000 à 2020 avant que l’APAAD, association de professionnelles, ne prenne le relais. Sophie est également la co-fondatrice de l’AFAR (Alliance francophone pour l’accouchement respecté) et de la SMAR (Semaine mondiale pour l’accouchement respecté) en 2004.
La seconde est Viviane Lemaigre-Dubreuil qui revient des États-Unis en 2002 où elle a eu l’occasion de découvrir une nouvelle figure, celle de la doula. Viviane va alors littéralement lancer le mouvement des doulas en France.
La doula est sans doute la figure la plus emblématique de cette volonté de réappropriation de leur destin reproductif et d’autonomisation des femmes.
À peu près au même moment émergent le CIANE à partir des États généraux de la naissance de 2003, et les maisons de naissance.
Le mouvement des doulas fleurit et connaît un développement extraordinaire entre 2005 et 2010. Les Journées des doulas sont notamment, chaque année, l’occasion de mettre en avant l’expansion des réappropriations « profanes », par les femmes, de leurs compétences reproductives et de leur autonomisation.
En 2008 est lancé le mouvement des tentes rouges en France, par moi-même, qui a connu un très grand succès.
Ce sera une époque d’échanges et de construction intenses de savoirs et de ressources, mais aussi d’organisation au niveau politique d’une défense des intérêts et des droits des femmes dans le contexte de l’enfantement et de la maternité. À ce titre, une des plus grandes actions de l’AFAR est sans aucun doute la lutte contre l’épisiotomie dont on peut dire qu’elle a été victorieuse.
Le backlash autoritaire n’a bien sûr pas tardé à s’activer avec la risposte de l’Ordre des gynécologues-obstétriciens ou même celle de l’Ordre des sages-femmes (dont des études ont montré qu’elles sont bien plus sévères avec leurs sages-femmes fautives que l’Ordre des médecins ne l’est avec les médecins fautifs : intégration du patriarcat ?). Il en a découlé une forme d’intégration institutionnelle de ces mouvements émergents mais au prix d’une édulcoration. Et parfois, il a pu sembler à certaines observateurices que les « déchaînées » (voir Catherine Chaumont alias Selina Kyle et le GRENN, Groupe radical des excitées de la naissance naturelle) du moment 2000 se sont assagies, voire se sont « écrasées » devant l’accusation renouvelée de charlatanisme ou d’illégitimité faite à celles qui veulent s’émanciper du joug patriarco-médical. Les sages-femmes qui pouvaient voir d’un bon œil l’arrivée (ou plutôt le retour sous un autre nom ?) de la figure de la doula, ont été découragées de les accueillir par une sorte de mise en concurrence, organisée par leurs détracteurs, de deux métiers. Cette mise en concurrence s’est opérée à l’aide d’une caractérisation fallacieuse de ce que font vraiment les doulas qui n’ont de cesse de se dégager du champ de compétences des sages-femmes, sans cesse poussées à se justifier d’exister.
C’est ainsi qu’on a assisté à une contre-offensive idéologique qui s’est notamment jouée dans les médias, par exemple autour de la publication du livre d’E. Badinter, Le Conflit : la femme et la mère, où l’on a vu des journalistes moquer ces « guenons » qui veulent accoucher à quatre pattes et allaiter leurs petits.
Ces ré-actions, périodiquement renouvelées au sein de médias comme Libération, Huffington Post, Slate ou autres, portent à peu près toujours la même analyse (qui est celle d’un féminisme universaliste occidentalo-centré) : le mouvement des femmes, qui ne serait qu’un engouement bourgeois écolo (donc passager, donc volage ?), serait en réalité contre-révolutionnaire, en ce sens qu’il contredirait la précédente vague féministe et agirait contre l’émancipation des femmes (et serait, pourquoi pas, tant qu’on y est, organisé par l’extrême-droite néo-pétainiste…).
Mais d’autres ré-actions sont plus graves quand des sages-femmes sont poursuivies, quand des doulas sont accusés d’exercice illégal de la sage-femmerie, quand des femmes ayant choisi l’AAD (accouchement à domicile) voire l’ANA (accouchement non assisté) sont assaillies par des professionnels de santé ou des services sociaux. Nous avons vu, ces cinq dernières années, une augmentation des signalements aux services sociaux des femmes ayant choisi d’accoucher à leur domicile, seules ou assistées d’une sage-femme. Et parfois même des placements provisoires de nouveau-nés d’à peine quelques jours…
Qui, en réalité, est réactionnaire ? Les femmes qui souhaitent une extension de leurs droits à disposer librement de leur corps et de ses fonctions reproductives ? Ou les divers « ordres » (généralement des professionnels de santé) qui souhaitent que soient maintenues leurs prérogatives sur le corps des femmes, faisant des divers « événements » de ce corps, des événements médicaux, faisant de ce corps propre un corps médical ? Car, dans la bataille opposant les sages-femmes et les obstétriciens, et dont la prérogative sur le corps des femmes était l’objet, c’est, en définitive, la médecine patriarcale qui a gagné, et les femmes y ont perdu leur autonomie, au prix d’une sécurité au fond relativement contestable.
Qui, en réalité, est féministe ? Celles et ceux qui s’insurgent contre ce qui serait, de leur point de vue, une remise en cause des « luttes féministes passées » ? Ou celles qui proposent une extension du champ des luttes féministes, un féminisme total qui prenne en compte tous les profils féministes, même s’ils ne s’identifient pas comme tels, c’est-à-dire tous les modèles d’émancipation proposés, même s’ils semblent contradictoires ou concurrents en apparence ?
De plus, est-on davantage féministe si on clame l’être que si on travaille dans le silence, l’ordinarité et la continuité des soins quotidiens (ce qui est l’essence du care) à améliorer le sort des femmes ? De mon point de vue, le mouvement des femmes autour de la naissance est un mouvement éminemment féministe même s’il ne se revendique pas toujours ouvertement comme tel. C’est même presque la nature de tous les écoféminismes, d’être des luttes de terrain, du terroir, des luttes grassroot, natives, autochtones, enracinées, des luttes locales et situées, des luttes de l’ordinaire, de la quotidienneté, pour l’autonomie, la subsistance, l’empouvoirement.
En France, en tant que mouvement pour l’autonomie à coloration écologiste (c’est un point sur lequel je n’ai pas suffisamment insisté ici, faute de place, mais c’est fondamental, et ça permet notamment de raccrocher ce mouvement aux filiations écologistes des années 1960 et à Françoise d’Eaubonne), le mouvement des femmes autour de la naissance respectée est le représentant historique de l’écoféminisme, une de ses instanciations les plus précoces et les plus radicales.
Ce mouvement a préparé et rendu possible le mouvement de dénonciation des violences obstétricales porté par de nouvelles actrices, plutôt blogueuses et influenceuses que militantes du quotidien, au même moment où fleurit en France un écoféminisme intellectuel et universitaire représenté par les éditions Cambourakis et Émilie Hache.
Il est d’ailleurs assez significatif que cet écoféminisme intellectuel zappe complètement le mouvement des femmes autour de la naissance, pour déclarer des filiations plus lointaines dans le temps et l’espace.
Aujourd’hui est venu le temps de la reconnaissance des militantes anonymes, discrètes ou oubliées, qui depuis plus de quarante ans se sont battues, dans le silence du quotidien ou dans le fracas des arènes du pouvoir médical, pour préserver, enrichir et transmettre un corpus de savoirs théoriques ou expérientiels, et de savoir-faire reproductifs d’une valeur inestimable, matrimoine de l’humanité.
Daliborka Milovanovic
Cet article est issu d’une conférence prononcée le 6 octobre à l’occasion de rencontres du réseau RELIER autour du projet d’enfant en milieu rural, qui se sont tenues dans le Tarn les 5 et 6 octobre sur le thème « Naissance et petite enfance : Questionner la norme ».
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