De toutes les formes de violence dont les humains sont capables, la violence éducative est la moins reconnue. Elle est ignorée voire niée par les pouvoirs publics, par la loi, par les professionnels de l’enfance, par les éducateurs, par les parents eux-mêmes. Pire, ses manifestations se confondent avec les moyens et les stratégies de l’éducation. Ainsi transfigurée, travestie, il est difficile de l’identifier et de la dénoncer. Pourtant, ses effets sont bien visibles. Seules la ténacité dans la rectification conceptuelle et terminologique (nommer la violence par son nom quelle que soit la forme, de la plus manifeste à la plus sournoise, qu’elle prenne) et la démonstration de sa causalité dans divers phénomènes de dysfonctionnement comportemental et sociétal pourront en venir à bout.
La violence se caractérise par l’exercice d’une force, physique ou psychologique, en vue de contraindre ou de blesser une personne. Elle peut constituer une atteinte à la liberté ou à l’intégrité physique, psychique ou morale. Dans la plupart des manifestations de la violence, la blessure n’est pas une fin en soi mais une conséquence, assumée ou inavouable, de la coercition. La violence éducative est une modalité de la violence au sens général qui s’exerce dans un contexte ou une situation d’éducation. Elle prend des formes très variées que nous décrirons plus bas. Ses agents principaux sont les parents et les enseignants. Elle est dite ordinaire quand elle constitue l’expérience banale d’une écrasante majorité d’enfants d’une société donnée. De nombreux penseurs, philosophes, sociologues, anthropologues, psychologues, etc. ont tenté de décrire les différentes formes et les origines de la violence humaine. Il est tout à fait singulier que la plupart d’entre eux ne soient pas parvenus à reconnaître cette violence éducative en tant que violence et qu’ils n’y aient pas vu la genèse, les conditions primales de la violence des individus et des sociétés. Olivier Maurel, dans un récent ouvrage [1], parle de «trou noir» pour qualifier cette défaillance des sciences humaines. Les parents et les enseignants se révèlent tout aussi aveugles et, de toute la violence que la relation d’éducation renferme, ils ne perçoivent que celle qui est restituée par l’éduqué. Ainsi, les enseignants se désolent de la violence en milieu scolaire. Mais tandis que la violence des élèves les obsède, ils ne perçoivent pas l’âgisme [2] sur lequel se fonde toute velléité d’éducation et la domination que cette discrimination autorise. Pétris de bonnes intentions éducatives, ils n’en discernent pas la nature brutale. De même, la plupart des parents ne s’imaginent pas qu’ils sont violents envers leurs enfants. En entendant le mot violence, ils penseront à ces affaires d’enfants battus, violés, affamés dont on entend parfois parler dans les médias. En aucun cas, ils n’admettront que ce terme puisse qualifier leur rapport à leur enfant. Pourtant, si l’on transpose la relation éducative parent-enfant à toute autre relation entre adultes, sa composante violente devient manifeste. Certains reconnaîtront éventuellement qu’ils sont « stricts », qu’ils « se font respecter » ou qu’ils « posent des limites » tout en arguant du fait qu’il s’agit d’éducation, que l’usage de la contrainte se justifie par leur responsabilité d’éducateurs (dont le but suprême serait le bien de l’enfant) et qu’après tout, ils « n’en sont eux-mêmes pas morts ».
Une grande variété de formes pour une grande diversité d’effets
Les violences physiques sont sans aucun doute les plus impressionnantes et les plus faciles à dénoncer comme graves, quoiqu’on entende souvent la portée d’une tape minimisée par la qualification de « petite » : coups infligés à mains nues ou au moyen d’objets divers sur toutes les parties du corps (tapes sur les mains ou à l’arrière du crâne, fessées, claques, chiquenaudes, coups de poing, de ceinture, de règle), tirer les cheveux ou les oreilles, secouage (notamment pour les bébés) mais également, faire tenir une position inconfortable, obliger manu militari à un déplacement ou un mouvement, contraindre à l’ingestion d’un aliment, etc. En revanche, les violences psychologiques (dont la violence verbale) peuvent être plus difficiles à identifier. Certaines se caractérisent par des carences :défaut de soins, d’attention, d’affection. D’autres consistent en attitudes méprisantes et comportements hargneux : humiliation, menace, intimidation, harcèlement, surveillance constante, isolement, chantage, punition, manipulation, privation, dénigrement, accusation, culpabilisation, insulte, moquerie, négation des sentiments et refoulement de leur expression, etc.
Notre éducation détermine notre rapport au monde (à autrui mais également à toute forme de vie), notre façon d’agir sur notre environnement naturel et social. Il est déraisonnable d’imaginer qu’une éducation violente n’a aucune conséquence négative ni aucun lien avec la violence humaine, notamment dans ses formes les plus sévères. La violence éducative ordinaire a beau être soumise aux processus de silencisation (minoration, dédramatisation, mépris, déni), exclue de l’élaboration du concept de maltraitance dont elle est pourtant la forme acceptable (ce qui est acceptable étant, du reste, soumis aux variations culturelles, géographiques et chronologiques), ses conséquences à court, moyen et long terme n’en sont pas moins lourdes. Elle blesse le corps (contusions, plaies, fractures) et l’âme (complexe d’infériorité, haine de soi, manque de confiance). Elle perturbe les processus biologiques fondamentaux (physiologiques, endocrinologiques et neurologiques) accroissant la vulnérabilité aux maladies physiques et mentales. Elle modifie l’expérience et la représentation de soi, d’autrui et du monde. Elle affecte les comportements, les réponses aux stimulations de l’environnement, les interactions. Elle endommage la capacité à distinguer le bien du mal, mais aussi la « capacité d’aimer [3] ». Elle influence l’Histoire et le destin des individus, des sociétés et des civilisations (esclavage, oppression, guerres, génocides). Et tout ceci de manière profonde et durable car elle assure sa propre immunité à toute critique et sa propre perpétuation.
Les stratégies de silencisation
Malheureusement, ceux qui ont subi cette violence sont pour la grande majorité frappés d’amnésie. Anesthésiés, insensibilisés, ils ont oublié leur souffrance d’enfant. Dans de telles conditions d’existence, oublier, c’est survivre. Parfois, la souffrance est niée dès l’enfance. Il n’est pas rare d’entendre des enfants à qui on a infligé une fessée ou une insulte prétendre qu’ils « s’en foutent », qu’ils « n’ont même pas mal » ou qu’ils « l’ont cherché ». La douleur, la colère, le sentiment d’injustice sont remplacés à l’âge adulte par un bricolage de spéculations sur la nature de l’enfant (et donc sur la nature humaine) qui plaident en faveur des agresseurs. Les enfants seraient méchants, égoïstes, déraisonnables, pulsionnels, destructeurs, excessifs, incompétents. La majorité des adultes sont convaincus que « si on les laissait faire, ils n’auraient aucune limite ». D’où la soi-disant nécessité de les brider, de les contrôler, de les discipliner, en bref, de les contraindre et donc, d’exercer sur eux une force. Les stratégies de silencisation sont extrêmement raffinées et mobilisent toutes les ressources de l’esprit dans la recherche d’une justification de la violence et d’une disculpation de ses agents. Ainsi, au lieu d’accuser les adultes auteurs de cette violence, des maîtres à penser de toutes sortes (religieuse, philosophique, scientifique ou pseudo-scientifique) ont proposé les constructions intellectuelles les plus sophistiquées. Qu’il s’agisse de la fable du péché originel, du mythe de la bestialité primitive (développement abusif à partir de considérations darwinisantes, c’est la version laïque de la fable sus-mentionnée), la doctrine freudienne des pulsions, la trompeuse théorie de la résilience, ces représentations de l’enfant en font l’origine radicale du Mal qui doit être exorcisé, soumis, muselé, civilisé. La mise au jour et la remise en question de la violence éducative rencontrent d’autres formes de résistance comme celle des autorités médicales à révéler la maltraitance et les abus sexuels ou celle des juges à reconnaître les abus.
Selon Olivier Maurel [4], pour sortir de la violence éducative, en plus d’en reconnaître les figures et les effets, de l’énoncer et la désigner, de la dénoncer voire de la pénaliser, il nous faut modifier l’idée que nous nous faisons de l’enfant et donc de la nature humaine qui est foncièrement bonne, la coopération avec les membres de son groupe étant une compétence innée liée à l’instinct de survie.
1 La Violence éducative : un trou noir dans les sciences humaines, Éditions l’Instant présent (2012).
2 L’âgisme regroupe toutes les formes de discrimination, de ségrégation, de mépris fondées sur l’âge.
3 Sur les fondements biologiques de l’amour et la « capacité d’aimer », voir L’Amour scientifié de Michel Odent, 2001, Éditions Le Hêtre Myriadis (réédition 2017).
4 Dans Oui, la nature humaine est bonne !, Éditions Robert Laffont (2009).
Article initialement paru en mars 2014 dans le n°45 du magazine Grandir Autrement.
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