« […] et si tu as des petits, quand ils hurlent, est-ce que tu n’as rien dans le ventre que cela remue ? »
Notre-Dame de Paris, Victor Hugo

 

Dans la liste des ouvrages remarquables sur l’éducation, Serre-moi fort de Carlos González [1] figure probablement parmi les dix premiers. Servi par une excellente traduction qui rend fidèlement l’humour bien connu du pédiatre espagnol, ce texte est un magnifique plaidoyer, tantôt hilarant, tantôt émouvant, pour une vision profondément positive de l’enfant, de la parentalité, de la nature humaine.

Selon Carlos González, toutes les théories ou philosophies éducatives peuvent être peu ou prou rangées en deux catégories selon qu’elles considèrent les enfants comme foncièrement bons ou mauvais : pour les mêmes circonstances, les enfants peuvent être vus comme de petits anges ou de petits tyrans, on dira qu’ils ont besoin de nous ou qu’ils nous manipulent. Cette dichotomie peut sembler caricaturale mais nous allons voir comment elle peut fonder une éthique éducative qui serait comme une extension des droits humains à la personne qu’est l’enfant.

Spécialiste de l’enfance ƒ?

D’après Carlos González, et conformément à la dichotomie énoncée supra, lesdits spécialistes de l’enfance, pédiatres, pédopsychologues et enseignants se partagent en partisans de la rigueur ou partisans de la bienveillance. Ainsi, en matière d’éducation, un pédiatre peut affirmer l’exact contraire de son confrère. Comment cela est-il possible? N’y-a-t-il pas un consensus, celui de la science, entre les pédiatres ? Leurs affirmations ne sont-elles pas fondées sur des preuves ? En fait, quand il s’agit d’éducation, les pédiatres font assez rarement preuve de rationalité car, en dépit de l’existence d’arguments rationnels en faveur d’un maternage proximal et d’une éducation non-violente, leurs idées sur la manière de s’occuper des enfants relèvent davantage de la foi et de la conviction personnelle, elles-mêmes conditionnées par la culture et l’éducation, que de la science. Dès lors, ce n’est pas le titre, pédiatre, psychologue ou enseignant, qui confère de la valeur au discours éducatif d’une personne. Et même, les « porteurs de titres », médecins, pédagogues, prêtres, ont tout au long des derniers siècles plutôt contribué à diffuser une vision négative des enfants et recommandé à leur égard les traitements les plus rigoureux.

Bien choisir son manuel de puériculture

De la même manière, les livres de puériculture embrouillent les parents car on y trouvera tout et son contraire, non seulement, de l’un à l’autre, mais de surcroît, au sein d’un même ouvrage ! Ainsi, dans un même livre, on pourra lire « qu’il est très bénéfique de prendre l’enfant dans ses bras, mais qu’il ne faut jamais le faire quand il pleure parce qu’il s’y habituera ; que le lait maternel est le plus merveilleux des aliments, mais qu’à partir de six mois, il n’est plus nourrissant ; que les mauvais traitements infligés aux enfants constituent un grave problème et une atteinte aux droits de l’homme, mais qu’une gifle au bon moment fait des miracles… » Ces approches qui se veulent être un « juste milieu » entre parentalité tyrannique et parentalité « permissive », qui prônent « la liberté, mais dans un cadre » sont sans doute les pires, car on ne les identifie pas immédiatement comme desservant la cause des enfants, comme celle des parents, contrairement aux pédagogies affichant sans ambiguïté leur « noirceur [2] ». Elles endorment notre vigilance de parent par un discours qui semble raisonnable, « mesuré ». Mais, à les suivre, « nous continuons à réprimer les enfants, mais nous préférons dire que nous les formons, les canalisons ou les éduquons ». En somme, un habillage de mots plus gratifiants que la réalité qu’ils désignent, le miel qui enrobe le fiel… Pourquoi appeler « éducation » une fessée ou une punition ?

Un autre problème des livres de puériculture pointé par le Dr González est l’imprécision des affirmations qu’on y trouve ; des phrases « élastiques » qui peuvent admettre n’importe quelle interprétation, et que tout le monde pourrait approuver. Que signifie une phrase comme « la mère doit avoir avec son enfant un lien suffisamment solide pour lui donner confiance en soi, sans tomber dans la surprotection et étouffer sa personnalité » ? Comment mesure-t-on un lien « suffisamment solide » ? Que veut dire « surprotéger » ? Et comment distingue-t-on objectivement parmi les adultes ceux qui ont une personnalité étouffée ? Cette phrase est en revanche suffisamment creuse pour convaincre les parents de donner un peu d’amour à leurs enfants, mais pas trop non plus…

L’illusion de la « ƒmodération ƒ»

Selon Carlos González, beaucoup de parents sont attirés par ces positions indéfinies, entre-deux, «modérées », par des affirmations conditionnelles, par le « oui-mais-misme [3] » qui admet des cas d’exception à la bienveillance et qui conditionne le respect normalement dû à un enfant simplement en tant qu’il est un être humain à un comportement acceptable de sa part. Dans notre société, l’idée est très répandue que les extrêmes sont mauvais et que c’est dans le « juste milieu » que résident la sagesse et la vertu. Or, en ce qui concerne la façon d’élever les enfants, la vertu réside bien dans l’extrême, et le respect qui leur est dû ne peut souffrir aucune exception, de la même manière que l’on n’admettrait aucune circonstance atténuante à un homme qui bat sa compagne. Ainsi Carlos González postule la bonté foncière des enfants et prend clairement leur parti, qui se révèle être aussi celui des parents car l’affrontement permanent est source de souffrances inutiles pour tous ; « en réalité, parents et enfants sont du même côté », nous dit-il. Tous les parents veulent câliner, rassurer, consoler, protéger leurs enfants et « seuls une forte pression et un “lavage de cerveau” complet peuvent les convaincre du contraire ». Et en réalité, toutes les positions molles qui se veulent intermédiaires s’opposent aux intérêts des enfants et des parents. Quand il est question de respect des enfants, il n’y a pas de position intermédiaire.

Des préjugés mortifères

Carlos González identifie trois grands tabous modernes : ceux liés aux pleurs (on ne doit pas trop consoler un enfant qui pleure), ceux liés au sommeil (on ne doit pas endormir son enfant dans ses bras et encore moins dormir avec lui), ceux liés à l’allaitement (on ne doit pas donner le sein « tout le temps » et « n’importe où » et surtout pas au-delà d’un « certain âge »). Ce que tous ces tabous ont en commun est qu’ils interdisent ou limitent le contact physique entre le parent, la mère notamment, et l’enfant. En revanche, tout ce qui contribue à créer de la distance, le laisser seul dans sa chambre, le transporter en poussette, le nourrir au biberon, le faire garder le plus tôt possible, l’envoyer en colonie de vacances, etc., jouit d’un grand prestige et est vu comme une « éducation à l’autonomie ». Mais en réalité, nous dit le Dr González, « ce qui est interdit est habituellement la partie la plus agréable de la maternité [et de la paternité !]» ! Tous ces tabous et ces préjugés font pleurer les enfants et rendent les parents tout aussi malheureux. Carlos González nous enjoint alors à ne pas sacrifier notre bonheur sur l’autel de quelques préjugés et mythes sans fondement qu’il aura à coeur de déconstruire tout au long de son ouvrage. C’est en se fondant sur des arguments rationnels et scientifiquement étayés qu’il nous explique pourquoi les enfants sont comme ils sont et qu’il nous encourage à répondre à leurs demandes sans délai ni condition ; par exemple, qu’ils ont besoin de téter très très souvent, presque en continu, parce que le lait humain ne contient que 0,9 % de protéines et environ 4,2 % de matières grasses, ou que leur besoin primaire de contact physique continu, jour et nuit, est demeuré aussi fort qu’à l’époque où une séparation de quelques instants d’avec la mère pouvait signifier la mort.

En fait, les arguments scientifiques en faveur d’une éducation « consolante » et « répondante » sont nombreux mais ce n’est pas la science qui doit fonder notre éthique éducative [4]. Oui, certaines méthodes semblent efficaces (au moins à court terme) pour faire manger les enfants à heures fixes, les faire dormir seuls, les rendre obéissants et silencieux [5]… mais nous ne pouvons pas y avoir recours, nous dit Carlos González, parce qu’ « il y a des choses qui simplement ne se font pas ». C’est une conception foncièrement positive de l’enfant et de la nature humaine, un amour inconditionnel pour l’un et l’autre, qui doivent former le socle de l’éducation.

 

1 Éditions du Hêtre, (2013).

2 Référence aux pédagogies noires décrites par Alice Miller.

3 Barbarisme assumé par moi-même qui provient des phrases courantes commençant par « oui, mais… » entendues chez les personnes qui estiment qu’en matière d’éducation, l’amour ne suffit pas.

4 Si la science montrait que les coups empêchaient l’alcoolisme, battrait-on les alcooliques ?, demande Carlos González.

5 Comme frapper, punir, humilier, menacer, faire chanter, terroriser, manipuler…

 

Article initialement publié en mars 2017 dans le n°63 du magazine Grandir Autrement.


6 commentaires

Dziu · 3 mars 2018 à 22 h 23 min

Des livres remarquables sur l’éducation ? Pourriez-vous mettre votre top 10 ? Cordialement

Daliborka Milovanovic · 5 mars 2018 à 0 h 19 min

Puisque vous me le demandez, je me prête volontiers à l’exercice. Toutefois, je ne ferai pas de classement. Je vous indiquerai seulement celui qui m’a bouleversée, qui a fait voler en éclats tous mes préjugés éducatifs et a changé ma vie et celle de mes enfants. Je listerai les autres en vrac.

Comme des invitées de marque de Léandre Bergeron
Aimer nos enfants inconditionnellement et Le Mythe de l’enfant gâté de Alfie Kohn
Tu ne laisseras point pleurer de Haïm Cohen
Nos enfants sont des merveilles de Denis Marquet
Instead of education (assez maladroitement traduit par Apprendre sans école) de John Holt
Oui, la nature humaine est bonne de Olivier Maurel
L’Instinct maternel apprivoisé de Monique Morin et Nicole Marinier
Vivre la relation avec son bébé de Nathalie Roques

Voilà, ça fait dix avec Serre-moi fort. Mais il faut savoir que mes premières lectures datent du début des années 2000 et que certaines de mes références sont anciennes. Pour certains, ce qui me détermine à les mentionner est l’empreinte très forte qu’ils ont laissée ou l’influence qu’ils ont exercée. Si je les relisais tous aujourd’hui, peut-être penserais-je qu’ils ne vont pas « assez loin ». Peut-être… Mais je ne le pense pas.

Maintenant, voici le livre au-dessus de tous, sans doute ne vous surprendrai-je pas en écrivant qu’il s’agit du Concept du continuum de Jean Liedloff. J’ai tant pleuré en le lisant. Mais ce n’était pas seulement de la tristesse, un océan de tristesse face au constat de ce que nous faisons subir à notre si belle nature humaine, une pluie de larmes pour tous les continuums rompus… Oui, il y a là des choses qui ne font pas plaisir à lire. Mais il y aussi tant d’espoir. Parce qu’on comprend que le bonheur est possible. C’est d’ailleurs le sous-titre du livre : « À la recherche du bonheur perdu ». Et ces larmes ont fait fondre l’écorce de civilisation et de brutalité (car oui, la civilisation est brutale) qui m’empêchait de sentir, enfin, ce que nous sommes vraiment, vivants, sensibles, homéothermes, mammifères, porteurs, consolants.

Je lis en ce moment un autre texte qui m’enthousiasme d’une anthropologue américaine. Je reviendrai ici vous en parler. Je prévois même de le traduire.

Bien à vous.

laurie · 10 mai 2018 à 17 h 13 min

Bonjour,

J’ai lu « Serre moi fort ». Dieu merci pour la publication de ce livre. Merci à vous. Je vous suis infiniment reconnaissante pour cette publication. Je viens de terminer le concept du continuum. Ce fut une lecture absolument bouleversante. J’ai versé des larmes tant de tristesse que de joie. La lecture de votre blog me permet aussi de « confronter » mes points de vues. Et je dois dire que jusqu’à présent je suis tellement d’accord avec vous qu’en réalité je ne confronte pas grand chose. A la lecture de votre article sur la pédagogie Montessori je vous rejoins encore une fois entièrement (pourquoi en effet passer par des objets et tant d’artifices quand on a sous la main ce qui est vrai dans notre réalité d’adulte. Invitons nos enfants à prendre part à notre réalité, c’est aussi la leur, maintenant et non demain « quand ils seront grands ». Elle leur revient de juste droit au même titre que nous). Merci pour chaque article grâce auquel j’aiguise davantage mes visions. Merci pour moi, pour mon bébé et pour tous finalement. Je lis, j’applique… je vois les solutions plus que les problèmes.
Je suis en congé parental. Je touche des cacahuètes de l’Etat (c’est bien mieux que rien). Mon compagnon est mécanicien en électroménager. Nous ne sommes pas des gens dits riches en comparaison à la population qui nous entoure directement. Nous vivons à proximité du Luxembourg mais travaillons en Belgique car nous préférons la simplicité de travailler près de chez nous plutôt que faire des kilomètres de bouchons chaque jour pour aller chercher une paie luxembourgeoise qui nous permettrait de nous acheter des choses dont nous n’avons ni envie ni besoin.(je « caricature ».. certains vont au Luxembourg simplement parce que le type d’emploi qu’ils cherchent n’existent pas en Belgique ou trop peu)… malgré nos moyens financiers en dessous de la moyenne de nos voisins. nous payons une étudiante 12 euros l’heure à venir m’aider à entretenir notre appartement une fois tous les 15 jours parce que j’ai saisis grâce à vous et à d’autres lectures l’importance de ne pas la payer 5 euros de l’heure! et qu’elle le mérite amplement. mon compagnon m’aide aussi beaucoup mais il a fort à faire avec la rénovation de notre maison qui se situe à 15 kms de chez nous. Nous payons cette étudiante à venir porter « notre » bébé pendant que je nettoie. (ou nous faisons l’inverse) dans le même temps j’apprends à faire toujours de plus en plus de choses avec bébé dans mes bras. Je la porte quasi en permanence, je ne la pose qu’en cas de nécessité quand j’estime ne pas pouvoir accomplir une tâche avec elle c’est à dire quasiment jamais car j’ai adapté ma façon de travailler ainsi que certaines choses dans mon environnement. (comme dit jean liedloff plus une mère porte plus elle aime ça car elle se reconnecte à son instinct : là j’ai pleuré d’émotion, je dors avec elle (avec juste un cache cœur et entièrement sans couche).. lui fait faire ses besoins de jour comme de nuit, je l’allaite malgré des débuts très douloureux. je lui laisse saisir ses aliments elle même. elle ne connaît pas la petite cuillère. et pour chaque difficulté je cherche une solution.
plus je progresse dans cette voie plus c’est facile.

Merci. je vous dis merci parce que tout ça c’est aussi grâce à vous. C’est au travers de la lecture de serre moi fort que j’ai eu connaissance du livre d’Ingrid Baueur sur l’HNI. et ces deux auteurs citent tous deux Jean Liedloff…. et de fil en aiguille… de lecture en lecture… j’entrevois une nouvelle version de moi-même toujours plus proche de qui je suis.

Daliborka Milovanovic · 10 mai 2018 à 21 h 21 min

Chère Laurie,

Je suis heureuse d’avoir pu contribuer ne serait-ce qu’un peu au bonheur de votre relation avec votre enfant.
Transmettre l’expérience et les réflexions qui permettent d’entrevoir que ce bonheur est possible, que nous sommes faits pour cela est ce qui m’anime le plus.
Tout comme vous, j’ai eu la chance de rencontrer des textes et des idées qui m’ont bouleversée et ont changé ma vie et ma conception de l’enfance, de l’humain.
Merci pour votre témoignage, vous portez en vous de très belles valeurs.
Amicalement.

Daliborka

laurie · 10 mai 2018 à 22 h 59 min

Je suis animée par la même envie que vous et mon témoignage sert à montrer d’une part que le travail que vous faites est utile et d’autre part pour montrer qu’il est tout à fait possible de mettre en pratique tout ce que vous véhiculez j’aimerais tellement encourager les gens pour tout ceux qui ont « baissé les bras »… par manque d’informations, de motivation ou d’idées. quand j’entends des gens dire qu’ils avaient acheté des moyens de portage mais que leur bébé n’aimait pas être porté et que du coup ils ne l’ont pas fait je me dis quel triste raccourci!!! il a dû se passer quelque chose… l’envie était pourtant là au départ chez ces parents (par mode ou par envie en se disant que c’est bon pour l’enfant). j’en viens à conclure que transmettre l’information ne suffit peut-être pas. Les parents ont besoin d’accompagnement…. Bien au delà d’un simple court de portage. maintenant nous avons de supers sages femmes qui se rendent chez vous jour après jour et sauvent votre allaitement (même si vous étiez super informer pendant la grossesse le soutien est aussi précieux une fois bébé là) et si nous avions quelqu’un qui puisse au même titre venir de temps en temps dans le confort de notre maison nous aider pour faire le point sur notre portage. Simplement quelqu’un qui vienne tendre l’oreille et essayer de trouver ensemble des solutions adaptées au parent et au bébé. (peut-être cela existe il déjà)… je lance des pistes de réflexion pour un soutien aux parents et aux bébés!
je pense à tout ce que j’aurais aimé « avoir » comme aide à tout niveau… heureusement qu’il y a internet et les livres et une bonne dose de confiance en soi et d’essais erreurs… en attendant un autre avenir où ces pratiques seront plus répandues et surtout mieux comprises et où chacun pourra trouver un accompagnement adéquat au réapprentissage de notre réelle maternité.

Daliborka Milovanovic : « Une éducation ne doit surtout pas se vouloir efficace » – Le Partage · 20 mars 2020 à 12 h 31 min

[…] ou « compé­tents ». Le pédiatre espa­gnol Carlos Gonza­lez est de ces radi­caux binaires là, et je l’af­firme sans aucune inten­tion […]

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