La réponse, je vous la livre dès le commencement : parce que les autres, c’est nous. Parce qu’il n’y a pas lieu de distinguer les autres de nous-mêmes. Parce qu’il n’y a aucune discontinuité de « moi » à « lui/elle » en passant par « toi ». Parce que chacun de nous n’est qu’un point de vue sur tout ce qui est. Et c’est le point de vue qui cause l’illusion du « moi » séparé.
Cette façon de voir les choses, vous l’avez peut-être déjà lue ou entendue ailleurs. Moi aussi. C’était il y a une trentaine d’années, quand j’ai posé pour la première fois mes yeux sur le texte de l’Éthique de Spinoza. Cette rencontre a été pour moi un événement de vérité, d’ « aletheia », de « désoubli ». « Désoubli », c’est ainsi qu’on dit « vérité » en grec ancien. Je me suis souvenu de la question que la petite fille de peut-être 5 ans que j’étais a posée à ses parents : « Comment se fait-il qu’il y ait un « moi » et des « toi » et des « eux/elles » ? Cette interrogation qui a été probablement la plus profonde, qui a suscité en moi la plus grande perplexité, le plus intense étonnement, je me souviens parfaitement de ce qu’elle me faisait dans la tête, mentalement ; j’en ai conservé la forme inchoative intacte en moi, ce qui m’a permis de la formuler autrement, quand j’ai grandi. Elle signifie : « Comment se fait-il qu’il y ait des points de vue sur le monde ? » Des points de vue ou, si on veut, des consciences. Ou des vivants, ça marche aussi. J’aime particulièrement parler de sensibilités.
La sensibilité, c’est un peu comme si la matière s’était dotée des moyens de s’observer, de s’éprouver, de s’expérimenter elle-même. Et plus on est sensible, plus l’expérience est foisonnante ; et pour certains, la douleur est le revers de la sensibilité, la douleur peut être tristement foisonnante aussi. Dans tout cela, la conscience n’est qu’un cas particulier de la sensibilité, cependant, une expérience particulièrement intense du monde.
Mais le « moi » n’est assurément pas le privilège des primates à gros cerveau. Tous les organismes pourraient revendiquer un « moi », un genre de « conscience de soi » même rudimentaire. Le fait d’être doué de moyens de percevoir son environnement, soi-même d’une manière ou d’une autre, ses interactions avec son environnement, rend éligible à la qualification d’être sensible. Un aulne « sait » qu’il est touché. Une orchidée « entend » les sons. Et que sait-on de ce que peut une roche ; elle-même n’est pas « imperturbable ». Le monde grouille de points de vue, de « moi » qui marchent pour soi.
Comme je suis une matérialiste, ce qui, au sens philosophique, signifie que je crois que la matière et ses interactions avec elle-même épuise l’être, j’ai toujours eu tendance à penser qu’il n’y avait rien « derrière » ce « moi », que tout est déjà là, totalement accessible. Je ne crois pas aux récits des grandes religions monothéistes qui postulent la dualité de l’être, corps et esprit. J’ai retenu une phrase de Spinoza en particulier : « On ne sait pas ce que peut le corps. » À chaque fois qu’on parle de miracle, de magie, de mystère, d’esprit, d’âme, c’est tout simplement parce qu’on n’a pas idée de ce que peut le corps, ce que peut la matière.
Avec Spinoza, j’ai rencontré un lexique conceptuel qui a renforcé des intuitions d’enfant. Il y a, bien sûr, des incohérences dans cette grande fresque, comme la doctrine du parallélisme et de l’infinité des modes, peut-être une concession aux dogmes monothéistes. Mais, j’étais encouragée à poursuivre l’exploration de cette intuition.
Puis, un beau jour, j’étais amoureuse, et peut-être les hormones d’amour dont j’étais inondée contribuaient-elles à ce que le plus clair du temps, j’étais comme déshabitée, en état de conscience modifié, dirait-on. Et j’ai été soudain saisie d’une certitude absolue, « comme mathématique », ai-je tenté d’expliquer plus tard : « Moi » ne s’arrête jamais. Il n’y a jamais de fin pour l’expérience du moi, du point de vue, de la subjectivité. « Moi » se rallumera ailleurs. À tout le moins, tant qu’il y aura des points de vue, tant qu’il y aura de la sensibilité et donc de la perception de soi, c’est-à-dire du monde. C’est un peu comme si on était à chaque fois « rechargé dans la machine », ou plutôt rechargé dans la « matrice », par le fait même de la vie qui se renouvelle, toujours revient. Cette idée est simple et économique ; elle n’implique même pas de postuler l’existence d’un autre monde où se réfugieraient les « moi » désincarnés par la désagrégation du corps ; des « moi » qui préexisteraient et survivraient à leur corps « passagé ». Elle n’implique pas de postuler que les « moi » sont des âmes qui prennent corps ; pour quoi faire, quel est le propos, le sens de ce « voyage temporel et matériel », on voit tout de suite les apories, les impossibilités de poursuivre l’expérience de penser le moi en terre ferme auxquelles ce postulat mène. Et pourtant, c’est celui qui a été retenu par les civilisations issues du « Livre ».
Et cet été, j’ai eu 50 ans. Je crois que je suis ménopausée. Et la ménopause apporte avec le remaniement hormonal de nouveaux états de conscience, de nouvelles perceptions. Cela faisait quelques années que j’étais en équilibre sur la barrière, mais j’ai basculé. Je pense de plus en plus à la mort, cette tâche ardue et inexorable que je repoussais sans cesse à plus tard. Je disais que je n’avais pas peur de la fin. Parce que « moi » jamais ne s’arrête, parce que je suis le monde, un tout petit point de vue sur le monde, mais le monde quand même, qui s’observe et s’expérimente. Et tant qu’il y aura quelque chose plutôt que rien…
Je pense que je pourrai dire que ma vie a été bonne. Quand je regarde en arrière, je souris. Quand je regarde en avant, je souris encore plus. J’ai eu un point de vue plutôt agréable sur le monde. Tous les points de vue ne sont pas aussi privilégiés.
Je pense que je me suis beaucoup soucié des autres, de mes enfants, de ma famille, de mes amis. Je l’ai fait sans doute parfois par posture philosophique, mais le plus souvent par nécessité biologique, assurément la voie la plus simple, la plus facile, la plus directe, si on accepte de la prendre. Et pour cela, la maternité intensive, l’allaitement, le portage, la fréquentation assidue de ceux qu’on aime, sont des voies puissantes, irrésistibles. Tout comme le fait d’avoir soi-même été intensément materné, inconditionnellement aimé, ou qu’on ait veillé avec la plus grande sollicitude et la plus vive répondance à préserver notre sensibilité naissante.
Mais aujourd’hui, j’ai accès à un autre point de vue qui m’oblige envers les autres. Parce que les autres, c’est du « moi ». Des milliards de milliards de « moi » qui mijotent, naissent, se transfoment et meurent dans le bouillon du monde. Si nous soulevions le voile de la subjectivité, nous ne verrions plus nos contours, nous ne distinguerions plus nos formes sur la toile du monde. Nous ne verrions plus que nos liens passés, actuels et futurs, les points et les nœuds qui nous maintiennent ensemble d’un seul tenant, de sorte que tirez un bord de la toile, vous l’emmènerez tout entière dans votre mouvement. On le comprend mieux d’un point de vue purement physique et matériel : il n’y a pas de discontinuité. La discontinuité, la rupture, la séparation, l’altérité, l’individualité sont des illusions générées par le point de vue lui-même, par le moi, l’ego, disent certains, par l’organicité et la cohérence de la sensibilité. En même temps, la sensibilité, c’est la porte vers l’appréhension du continuum, vers la dissolution de soi dans le monde, vers l’empathie, la compréhension de notre interdépendance vis-à-vis de tout ce qui nous entoure, ou nous habite, sans le détour laborieux par le raisonnement, qu’il soit philosophique ou scientifique. Sentir, c’est la possibilité même de voir les autres comme soi et soi comme un autre, de faire fondre l’illusion à la fois de l’altérité et du soi.
Je sais que les pensées dont je fais part ici se rapprochent à certains égards de modes de pensée qui ont cours dans des régions extrême-orientales. Je ne les connais pas beaucoup malheureusement et je les ai surtout aperçues lointainement depuis la philosophie occidentale, depuis Schopenhauer ou Nietzsche. D’aucuns me diront que ce dont je parle là, le fait d’être rechargé dans la machine, ce serait un peu comme de la réincarnation. Je voudrais le réfuter. Ce qui est « rechargé dans la machine », c’est l’expérience du monde, qui passe par l’expérience du moi, c’est-à-dire la sensibilité, la conscience, bref, tout ce qui permet à la matière de s’éprouver elle-même dans une nouvelle modalité, un arrangement inédit de molécules. Cela soulève sans doute beaucoup de questions. Mais je ne peux pas aller plus loin pour le moment, je manque de place, et sans doute d’expérience du continuum.
Toutefois, cette idée que tout recommence, que le point de vue se renouvelle inlassablement, cette façon de voir cyclique des choses, qui m’écarte des récits linéaires de l’être et du monde, m’inspire une nouvelle considération à l’égard de ces derniers.
Les récits linéaires, comme le sont ceux des religions du Livre, nous ont fait un mal incommensurable. Ils ont induit en nous la mauvaise idée que la vie n’est qu’un passage qui ne sera jamais repris, et même qu’elle est une expiation obligée, un séjour punitif à l’issue duquel, enfin extrait de la vile enveloppe corporelle, cause de toutes nos souffrances, nous regagnerons notre véritable nature spirituelle dans un outre-monde immuable et parfait, le paradis. Dans ce récit, nous ne nous soucions pas de l’endroit que nous allons de toute façon finir par quitter. Au terme du voyage, celui-ci ne nous intéresse plus. Et nous n’avons pas à en prendre soin puisque nous n’en avons plus besoin.
Les récits linéaires sont des récits des déchets que l’on jette derrière soi, de sa merde qu’on ne nettoie pas. Après moi, le déluge. On ne fait que passer, il n’y a pas lieu de se soucier de ce qu’on laissera en sortant. Le récit du progrès est un de ces récits linéaires, une fuite en avant infinie, un chemin sans retour qui se pave sur les ruines de ceux qui nous ont précédés. Un récit qui a justifié des sacrifices impardonnables, au nom d’une vie meilleure.
Les récits linéaires nous déresponsabilisent vis-à-vis de ceux qui nous talonnent. On peut bien rendre leur air irrespirable, faire de leur propre passage un enfer, de leur corps une camisole. On peut bien massacrer leur sensibilité, les rendre fous, semer les graines de la haine et de la destruction. Après moi, le déluge, je ne serai plus là pour en pâtir.
Mon intuition se rapproche d’un récit cyclique, dans lequel nous sommes sans cesse « rechargés dans la machine ». Il n’y a rien d’autre au-delà de ce que nous pouvons tous collectivement percevoir comme des modifications de la matière. Le paradis, c’est ici et maintenant. Ou c’est l’enfer. Tout est déjà là et nous n’avons que cela. Nous devons prendre soin les uns des autres car jamais nous ne pourrons nous dérober et prendre définitivement la sortie. « Moi » « reviendra » toujours. Il reviendra sous les bombes. Il reviendra auprès d’un père qui le violera. Il reviendra auprès d’un conjoint que le bourrera de coups. Il reviendra dans une école où il sera harcelé. Il reviendra à l’usine, à la mine ou dans les tranchées. Il reviendra à Gaza, il reviendra à Treblinka, il reviendra à Verdun. Il reviendra en enfer.
Nous ne pouvons pas échapper au monde que nous engendrons. Voilà pourquoi nous devons nous soucier et prendre soin les uns des autres.
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