Pourquoi donc voudrait-on se passer de l’assistance des sages-femmes et des obstétriciens ? Un tel projet peut sembler fou tant il est ancré dans l’imaginaire collectif propre à notre civilisation que la mise au monde d’un enfant est un processus périlleux. Pourtant, les femmes et les hommes qui l’embrassent font en général preuve d’une responsabilité et d’une autonomie rares à une époque où l’on voudrait s’assurer contre tout risque inhérent au fait de vivre, abandonnant par là toute possibilité d’autodétermination.
« Sans assistance » implique que la grossesse ou l’accouchement ne sont pas assistés médicalement, à savoir que ces processus ne font l’objet d’aucune surveillance médicale de routine. Pas de prises de sang mensuelles, pas d’échographies programmées, pas d’instruments employés de façon protocolaire… Du reste, cela implique évidemment, en ce qui concerne l’accouchement, de rester chez soi ou n’importe où ailleurs que dans une structure hospitalière afin d’échapper à cette anxieuse veille médicale qui, rapidement muée en zèle interventionniste par la peur de la mort et des sanctions, peut se révéler si pernicieuse. C’est donc se retrouver « seuls », éventuellement en famille, avec ses enfants, ses parents, ses amis, toute personne qui ne se présente pas comme maîtrisant l’art médical et qui risquerait, presque malgré elle, de l’exercer. Toutefois, pour la plupart des couples, et à l’exception de quelques rares cas de radicalité, choisir de ne pas être assisté n’implique pas l’exclusion définitive de tout secours médical quand celui-ci apparaît indispensable. Mais certains se demanderont peut-être comment il est possible de choisir, à moins d’être inconscient, fou, naïf ou idéaliste (ce qui reviendrait à peu près au même) de rejeter ce qu’on considère quasi unanimement comme un progrès majeur des sociétés humaines, à savoir l’obstétrique moderne. Pourtant, la majorité des futurs parents qui font ce choix sont parfaitement sains d’esprit et informés. Essentiellement, ils expriment deux types de besoin fondamentaux ; le besoin d’être en sécurité et le besoin de liberté.
De la difficulté à penser « l’anobstétrique »
Certaines femmes ne se sentent pas en sécurité en présence d’un professionnel de l’accouchement, que ce soit à l’hôpital ou à la maison, la plupart du temps en raison d’une précédente expérience traumatisante suivie d’une réflexion qui leur aura permis de remettre en question la valeur de l’interventionnisme médical en routine. On pourrait certes rétorquer qu’un tel antécédent ne saurait être une raison valable pour rejeter le « progrès » que constituent la science et l’art obstétricaux, qu’ils soient pratiqués par une sage-femme ou un gynécologue-obstétricien, que la mère a « manqué de chance » mais que cela ne signifie pas que son prochain accouchement se passera aussi mal ou même que, puisqu’il existe des sages-femmes AAD ou des maternités respectueuses de la physiologie, si c’est bien la physiologie qui est recherchée, il est stupide et puéril de se passer de leur assistance. Ce à quoi l’on pourrait répondre que s’il y a progrès, c’est surtout dans la prise en charge de la pathologie, qu’elle soit primaire ou secondaire à un geste inapproprié et, qu’à moins de considérer la grossesse et l’accouchement comme des processus fragiles (ce qu’ils sont en un certain sens puisque la moindre interférence peut leur nuire), ceux-ci se passent fort bien de l’assistance médicale de routine dont les effets iatrogènes ne doivent pas être considérés comme « un mal pour un bien », le « mieux » étant toujours de s’abstenir d’agir quand c’est tout à fait dispensable ; que ce n’est pas une question de bonne ou mauvaise fortune car l’interventionnisme obstétrical est une norme et pas une exception, même si l’on peut constater des variations dans le degré d’interventionnisme d’une équipe à l’autre ; que si l’on part du principe que les parents font des choix puérils et stupides quand ils refusent d’épouser la norme, on discrédite le choix éminemment adulte de porter la responsabilité ultime de ses actes et de ne pas l’abandonner à des tiers qui, de toute façon, sont protégés, par la loi et la morale, du mal qu’ils peuvent causer.
« Ne pas tenter le diable »
L’accouchement à la maison encadré par une sage-femme n’est pas une garantie absolue de respect de la physiologie et de l’intégrité physique et psychique de la mère et du bébé. Un certain nombre de sages-femmes libérales restent trop interventionnistes au goût de certains parents qui préfèrent prévenir que guérir leur zèle médical. « L’interventionnisme médical, même de la sage-femme la mieux intentionnée du monde, cause plus de problèmes qu’il n’en évite » selon S. « Sages-femmes et médecins ne peuvent pas s’empêcher d’intervenir, ils ont été formés pour agir, s’immiscer, toujours faire quelque chose, ils ne tiennent pas en place, il faut les voir, ils ont besoin que ça avance, que ça bouge. Même quand ils essayent, ils n’y arrivent pas et ça se ressent dans leurs gestes, dans leurs paroles. Comment voulez-vous accoucher sereinement dans ces conditions ? » se lamente J. qui a préféré prévenir tout risque de dérive en se passant de sa sage-femme pour son quatrième accouchement. Le jugement peut sembler sévère mais il faut admettre qu’il est difficile pour un professionnel de la grossesse et de l’accouchement de se détacher de tous les cas pathologiques qu’il a pu rencontrer au cours de sa formation ou de l’exercice de son art ; ces derniers influencent inévitablement sa conduite, sans compter le fait qu’il est, lui aussi, pétri de la même peur millénaire que suscite l’enfantement. La peur, de la mort, des sanctions, le pousse à élaborer et appliquer des protocoles qui le protègent ; c’est un fait bien plus qu’un jugement. Sages-femmes et obstétriciens sont d’ailleurs la plupart du temps indiscutablement de bonne foi. Mais les parents qui choisissent l’accouchement non assisté ne veulent pas jouer la naissance de leur enfant en pariant sur les bonnes intentions d’un tiers et préfèrent gérer seuls leurs propres peurs sans avoir à subir, en sus, les conséquences de celles d’autrui.
Raisons, déraisons, liberté
Les raisons d’un tel choix peuvent être d’ordre religieux, spirituel, éthique, voire esthétique, en plus de s’appuyer sur un savoir de ce qui est optimal pour sa santé et celle de son enfant. La plupart du temps, il s’agit d’un mélange complexe de raisons de natures différentes qui s’appellent, se renforcent les unes les autres. Les parents sont rarement à court d’arguments quand il s’agit de légitimer leur choix d’accueillir leur enfant sans assistance médicale. Toutefois, derrière l’objectivité et l’universalité de certains arguments (les femmes sont faites pour porter et mettre au monde leurs enfants, accoucher n’est pas dangereux, les interventions médicales ont des effets secondaires pervers, accoucher par soi-même est une expérience éminemment « empowering », comme disent les Anglo-saxons, c’est-à-dire que cela augmente la confiance en soi et favorise une image positive de soi-même, etc., toutes choses assurément vraies la plupart du temps par ailleurs), on entr’aperçoit des motifs qui sont plutôt de l’ordre du vécu personnel, de l’histoire familiale, du corps et de ses raisons propres qui souvent se travestissent en raisons intellectuelles, des émotions, des sentiments qui façonnent les représentations de soi et du monde au fil du temps. Les raisons, c’est toujours ce que l’on « avance », ce que l’on met en avant pour former un écran protecteur. En somme, les raisons ne sont-elles pas ce que veulent ou peuvent entendre les autres, ceux qui exigent des justifications ? Puisqu’il semble inadmissible qu’il n’existe pas d’autre raison identifiable que le « simple » désir. Pour ces parents, la liberté se situe alors dans la capacité à faire valoir la raison de leur désir contre les déraisons de la peur dont ils se protègent et de la « surveillance » délétère à laquelle ils se soustraient.
Article initialement publié en novembre 2015 dans le HS9 du magazine Grandir Autrement.
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