L’instinct maternel est loin d’être une notion évidente. Pour Élisabeth Badinter pour qui « Tout amour est construction [1]. », il n’existe tout simplement pas. Nombreuses sont les féministes qui ont remis en cause l’existence d’une « essence maternelle ». En France, le féminisme dit essentialiste n’a pas bonne presse. Pourtant, lorsque Badinter publie en 2010 son texte Le Conflit : la femme et la mère [2], de nombreuses voix s’élèvent pour affirmer que l’on peut être féministe, c’est-à-dire lutter pour les droits des femmes, et, en même temps, vouloir allaiter ses enfants, voire suspendre une carrière pour les élever. Ces femmes sont-elles sous l’emprise d’un conditionnement culturel qu’elles ne parviendraient pas à identifier? Ou sont-elles victimes de leur biologie? Ou encore, conscientes des conditions à la fois biologiques et culturelles de leur existence, font-elles un choix éminemment personnel, fruit de leur éducation, de leur expérience, de leurs valeurs, de leurs rêves ?
L’expression « l’instinct maternel » désigne habituellement l’ensemble des comportements d’une femme qui prend soin d’un petit et qui seraient innés, c’est-à-dire non appris et pour lesquels aucune médiation culturelle ou intellectuelle n’entrerait en jeu. On entend parfois des femmes dire qu’elles n’ont pas « l’instinct maternel », parce qu’elles ne savent pas d’emblée (d’instinct) distinguer les pleurs de faim des pleurs de sommeil ou parce que les comportements de soins aux petits ne leur viennent pas spontanément, sans réfléchir. Ces femmes se disent dubitatives face aux signaux émis par un bébé et, souvent, en conçoivent du désarroi voire de la culpabilité, comme si elles étaient anormales. Que ces femmes se rassurent ; si l’instinct maternel désigne des réponses complexes, non acquises, aux signaux d’un bébé, alors aucune femme n’a « l’instinct maternel » ! Tout simplement parce que les comportements de soins aux petits s’apprennent par imitation ! Ainsi, une femme pour qui s’occuper d’un enfant semble couler de source est sans doute une femme qui a pu observer abondamment d’autres femmes s’occuper de leur petit voire qui, plus jeune, s’est assidûment occupé de frères ou de soeurs. La pénurie de modèles positifs d’allaitement explique en partie les difficultés actuelles qu’éprouvent les mères à mener à bien leur projet d’allaitement. L’on peut tenir sensiblement le même raisonnement quant aux difficultés de plus en plus importantes des femmes à accoucher. Des comportements pourtant fondés dans la biologie peuvent ne pas s’exprimer s’ils sont entravés par le milieu culturel. Faut-il pour autant rejeter la notion d’instinct maternel ? Celle-ci peut-elle recevoir une base biologique et en quoi peut-elle être utile pour penser la maternité ?
Sans doute les femmes ne ressentiraient-elles pas ce conflit intérieur déchirant à la fin du congé de maternité si elles n’éprouvaient pas une tendance irrésistible à garder leur bébé auprès d’elles et à en prendre soin. Pour un certain nombre d’entre elles, le retour au travail représente une sorte de libération ; elles « reprennent enfin une vie sociale », disent-elles (et il est triste, au passage, de constater à quel point le type d’organisation de nos sociétés occidentales isole les mères). Mais pour d’autres, c’est un déchirement. Cette tendance à accorder aux besoins de sa progéniture la priorité par rapport à ses besoins propres (comme le besoin de travailler, de sortir, etc.), qualifiée parfois de sacrificielle, est-elle l’instinct maternel ? Il ne s’agit plus là d’un ensemble de comportements complexes, mais d’une tendance à s’attacher aux petits, à les aimer, à vouloir les protéger, à les favoriser, qui serait aux antipodes de l’amour comme construction intellectuelle. Peut-être faudrait-il parler des instincts maternels, comme autant de comportements issus de l’interaction entre un environnement et des organismes complexes.
Les féministes contre les théoriciens de la nature humaine
Être mère, au sens où nous l’entendons habituellement, ce n’est pas simplement porter et donner naissance à un enfant. À l’ère des mères porteuses et des technologies sophistiquées de procréation, une telle définition serait bien pauvre. Être mère, c’est surtout élever des enfants. L’on pourrait dire la même chose de la paternité qui ne se limite pas au don de matériel génétique. Mais force est de constater que dans la grande majorité des cas, ce sont les représentants femelles d’une espèce animale donnée qui prennent en charge l’élevage des petits, même si la contribution des mâles en manière de pourvoyeur de ressources n’est pas à négliger. C’est notamment le cas pour les mammifères, et pour les grands singes que nous sommes. Que l’on considère notre époque ou les siècles voire les millénaires passés, en définitive, les choses ont peu évolué, même si l’on se plaît à évoquer les mutations (certes sensibles) des comportements parentaux amorcés dans les années 1960 ; les femmes continuent de consacrer aux enfants beaucoup plus de temps que les hommes. Et alors ? C’est la nature ! répondent certains de bonne foi cherchant dans le comportement d’autres mammifères une confirmation de leurs présupposés sur la façon dont doivent se comporter les humaines. Or justement, la convocation de la nature est loin d’être évidente ici.
En réalité, cette façon de fonder des comportements sociaux sur un pseudo-substrat biologique indéterminé [3] (l’instinct maternel sacrificiel) est ancienne et témoigne d’un besoin de « sauver » des idées qui, loin d’être évidentes, échouent à décrire la complexité des comportements maternels. Contre l’évidence de l’instinct maternel, Élisabeth Badinter s’attache à montrer dans L’Amour en plus [4] que l’histoire des mères et de l’enfance en Occident tend à remettre en cause la naturalité des comportements maternels et que l’instinct maternel est en fait une construction sociale. Selon l’auteure, l’idée d’amour maternel, qu’elle fait remonter à 1760, est récente. Avant cette date, l’attention portée aux petits aurait été faible du fait de la forte mortalité infantile, des diverses contraintes matérielles qui entravaient les femmes et du peu de considération qu’on accordait aux enfants conçus comme une ébauche grossière d’être humain. Le nombre important d’enfants abandonnés ou laissés en nourrice, de mères négligentes, voire infanticides, venait confirmer l’opinion que les mères n’étaient pas attachées à leurs petits. C’est à la faveur d’une valorisation du statut de l’enfant et partant, du rôle de la mère à la fin du 18e siècle que les femmes se sont trouvées enfermées dans ce que Freud appellerait le « destin de leur sexe » et qui consisterait en un dévouement total à leur progéniture.
L’anthropologue Sarah Blaffer Hrdy parvient, en 1981, dans La Femme qui n’évoluait jamais [5], sensiblement à la même conclusion que Badinter, ou d’autres pionnières du féminisme, telle Clémence Royer, actives déjà à l’époque de la publication de L’Origine des espèces de Darwin : la nature n’a pas assigné aux femmes le rôle de mères dévouées. Mais c’est au darwinisme social de Herbert Spencer et à « l’illusion naturaliste » dont il est victime (confondre ce qui arrive parfois et ce qui devrait être) que Blaffer Hrdy s’attaque. En effet, c’est dans le cadre théorique de l’évolution des espèces que l’aliénation des femmes à leur maternité a été idéologiquement consacrée. D’après Spencer, la dépense d’énergie induite par les processus reproductifs féminins (grossesse, allaitement) entraînerait inéluctablement « un arrêt plus précoce de l’évolution individuelle chez les femmes que chez les hommes [6] », ce qui implique au passage une division physiologique du travail en fonction du genre. On comprend aisément quand on voit comment un organisme complexe s’est retrouvé réduit, sous caution scientifique, à quelques-unes de ses fonctions biologiques, que les féministes se soient détournées de la biologie et des approches évolutionnistes. Ces idées peuvent nous sembler lointaines ; pourtant, elles n’ont jamais complètement disparu et c’est à la force de lois durement gagnées que les femmes, au moins dans certaines régions du monde contemporain, ne sont plus la propriété des hommes, ont le droit d’avorter, de contrôler leur fertilité, de travailler, de ne pas être soumises à leur biologie reproductive.
C’est la théorie de l’attachement de John Bowlby qui, pour les féministes, a enfoncé le clou. Selon cette théorie, les petits d’homme ont besoin, durant leurs premières années de vie, d’une figure d’attachement primaire, figure pour laquelle les mères sont les mieux qualifiées, et dont le défaut est cause de dommages irrémédiables. Dès lors, pour de nombreuses féministes, un enfant « attaché » signifiait une mère enchaînée. Comme l’écrit Blaffer Hrdy, « Une façon évidente pour elles d’éviter ce douloureux dilemme était de nier la pertinence de la biologie dans les affaires humaines, ou même de nier que les bébés ont un besoin inné d’un soin très personnalisé [7]. » Une autre stratégie réside dans la position culturaliste selon laquelle le cerveau humain et sa capacité à la culture peuvent (presque) tout, même construire de l’amour. C’est ainsi qu’est née l’idée que l’amour maternel est un sentiment socialement construit.
Une possible réconciliation
Tout en reconnaissant, selon la formule d’Adrienne Rich, la « violence invisible de l’institution de la maternité » et le caractère culturellement construit de cette dernière, Sarah Blaffer Hrdy entend néanmoins montrer, en sociobiologue qu’elle est, qu’il existe une « base biologique » à l’attachement d’une mère à son enfant, à condition que l’on se mette d’accord sur ce que l’on entend par « base biologique ».
D’après la sociobiologie, les comportements sociaux des animaux sont enracinés dans des dispositifs biologiques. Toutefois, ces mécanismes ne constituent pas des déterminismes absolus et s’expriment plus ou moins, selon des logiques complexes d’interaction entre l’organisme et son environnement. L’une de celles-ci est l’interaction entre l’odeur et les gènes, par l’intermédiaire de certaines structures cérébrales. Avant d’évoquer la sensibilité du cerveau maternel aux divers stimuli provenant du bébé, considérons l’idée d’un « cerveau maternel ». Si l’on se réfère à la position culturaliste, un « cerveau des mères » ne peut exister car cela reviendrait à donner un fondement physique et à valider la notion d’instinct maternel, notion qui serait contredite par l’histoire et l’expérience des femmes. Or il se trouve que c’est également l’histoire et l’expérience des femmes qui viennent nourrir cette idée. Cela n’est-il pas une parfaite illustration de la nature contingente de l’expression des mécanismes maternels dont les femmes (et sans doute d’une certaine manière les hommes) ont été équipés par la nature et l’évolution ? « Contingent » signifie que cela peut arriver mais que cela n’a aucun caractère de nécessité. Et pour qu’un comportement soit possible, un certain nombre de conditions biologiques doivent préexister. C’est ce que nous appellerons le « cerveau maternel ». Grâce aux développements technologiques de l’imagerie cérébrale, nous sommes en mesure de regarder ce qui se passe à l’intérieur du cerveau d’une femme qui vit les transformations physiques de la maternité. Ce que nous ne pouvons observer directement, nous pouvons parfois l’inférer par approximations du comportement d’autres mammifères. Ainsi nous savons que la maternité au sens biologique transforme le cerveau d’une femme, tant d’un point de vue structurel, biochimique, que fonctionnel ; de nouveaux neurones apparaissent, d’anciennes structures cérébrales sont remodelées ou augmentées. L’olfaction joue un rôle crucial dans les processus de reproduction chez les mammifères ; elle est impliquée dans les processus d’élection du partenaire sexuel ou dans la communication fine avec le bébé durant l’allaitement. Et c’est l’odeur des petits qui déclenche l’activation chez la mère d’une zone de l’hypothalamus sous la dépendance d’une famille de gènes appelés « gènes fos » participant à la production d’hormones spécifiques qui stimulent les comportements maternels. On sait par exemple qu’une souris dépourvue du gène fosB ne « sait » pas s’occuper de ses petits et ainsi les délaisse. Ce fait est bien connu des éleveurs qui se gardent bien de manipuler les petits tout juste nés qui, imprégnés d’une autre odeur, ne seraient pas reconnus par leur mère. On pourrait également décrire l’implication de diverses hormones comme la prolactine dans l’établissement de réponses maternelles adaptées.
Hormones, odeurs, gènes, les motifs biologiques qui poussent les mères à s’occuper de leurs petits sont divers et puissants. Mais ils ne sont pas infaillibles. La preuve en est l’existence de comportements contre l’intérêt du petit dans tout le monde animal : outre l’abandon, des femelles de nombreuses espèces, telles les araignées, les écureuils, les ours, les loups pratiquent l’infanticide, même si elles sont bien moins nombreuses à le faire que les mâles. C’est pour cela que les petits ont déployé leurs propres stratégies pour séduire et attacher les adultes ; pleurs, sourires, babillements, etc. Et l’on voit ainsi que l’amour maternel est le produit d’une interaction fine entre l’enfant, sa mère, leur environnement.
Au final, l’on peut comprendre que l’instinct maternel n’est pas un programme infaillible et qu’il est soumis à un certain nombre de déclencheurs ou au contraire d’inhibiteurs environnementaux. Comme l’exprime très bien Blaffer Hrdy, « Au lieu des vieilles dichotomies entre nature et culture, il faut s’intéresser aux interactions complexes entre gènes, tissus, glandes, expériences passées et signes de l’environnement, y compris les signaux sensoriels lancés par les nourrissons et les individus proches [8]. »
1 https://www.liberation.fr/instantane/2008/06/26/l-instinctmaternel- n-existe-pas_74977
2 Éditions Flammarion.
3 Selon certains zoologistes et éthologues, il semblerait que le fait de qualifier certains comportements animaux d’instinctifs témoigne davantage d’une méconnaissance des mécanismes réellement en jeu que d’une authentique caractérisation ; c’est, en quelque sorte, un aveu d’échec.
4 Éditions Flammarion (1980).
5 Éditions Payot (2002).
6 Cité dans Les Instincts maternels, Éditions Payot (2004).
7 Ibid.
8 Ibid.
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