Pour les jeunes de banlieues, la France n’est pas un État de droit.

Le 29 juin dernier, à Nanterre, un adolescent est exécuté sommairement au volant de son véhicule par un policier. Tout simplement exécuté. Éradiqué.

Les récits des circonstances de l’exécution diffèrent, se contredisent. Mais il n’est nul besoin ici de narrer les circonstances de ce qui n’en demeure pas moins un meurtre. Et donc un crime.

Nahel était-il en train de conduire de façon cavalière ? Était-il « déjà connu des services de police » ? Avait-il « refusé d’obtempérer » ? Était-il titulaire ou non d’un permis de conduire ? Sa conduite ou son comportement allaient-ils porter préjudice à des personnes ? Aucune réponse à ces questions secondaires, et pour certaines spéculatives, ne permettrait de justifier ou d’excuser l’acte de tirer à bout portant sur un humain qui est en position de faiblesse. Comment qualifier autrement le fait d’être à portée d’une arme mortelle autrement que de position de faiblesse ?

Cette position de faiblesse était celle des occupants du véhicule arrêté par les motards ce jeudi matin. Elle est une des circonstances aggravantes qui devraient accabler la responsabilité du meurtrier. Mais il en est d’autres, comme la minorité juridique de la victime (la minorité est juridiquement déterminée comme aggravant les circonstances d’une violence) ou, plus simplement, le fait que le crime ait été perpétré par un officier de police (celles et ceux qui ont le monopole de la violence légitime n’ont pas le droit d’en abuser [1]).

Ces éléments de controverse stériles et indignes d’un État de droit étant écartés, nous pouvons prendre un peu de recul sur ce qui se joue au plan sociologique et anthropologique dans cette affaire.

Les violences policières sont le lot quotidien des jeunes, mâles et racisés, de banlieues. Au faciès, ils subissent contrôles, fouilles, violences verbales, physiques, symboliques, humiliations, gardes à vue, amendes, et j’en passe, quotidiennement. Pour un oui ou pour non. Et si d’aventure, ils protestent contre ce traitement inique, la violence de la police s’aggrave.

Nahel, ça aurait pu être mon fils aîné. Il est jeune, il a une voiture, sa peau et son allure clignotent « je suis un reubeu de cité ». Il y a quelques mois, il a été arrêté par une voiture de police banalisée, pour une confuse raison de manœuvre de dépassement tendancieuse (conduite cavalière ?). En ouvrant sa fenêtre, il s’est immédiatement retrouvé avec un flingue pointé sur le visage. Sur le visage… Le policier éructait des propos menaçants, mon fils levait les mains au ciel en lâchant un « ola, on se calme, tout va bien », ce qui a déchaîné une salve de propos encore plus virulents. Le collègue murmurait à son coéquipier de se calmer…

Et si mon fils avait été plus nonchalant, plus récalcitrant à subir une telle violence gratuite, moins conscient du danger que représente la police pour les jeunes de banlieue ? Au lendemain, on aurait trouvé toutes sortes de prétexte dans les pages du Figaro ou sur les réseaux sociaux, pour justifier la balle qui se serait logée entre ses deux yeux…

La scène conclusive du film La Haine de Mathieu Kassowitz n’a rien de surréaliste ou d’exagéré.

Quelqu’un qui est abattu par un policier l’a forcément mérité, pense-t-on. Sauf que la violence policière ne s’abat pas aléatoirement. Elle vise particulièrement ces « gens qui ne sont rien » (propos de Macron), cette « racaille » qu’on préfère voir morte plutôt qu’un policier (propos de Bruno Attal, secrétaire général adjoint du groupe France Police).

Leurs vies ne comptent pas.

En France, la peine de mort a été abolie en 1981. On prononçait des peines de mort alors qu’il était déjà extrêmement difficile de motiver une telle décision et que les exécutions étaient déjà rarissimes. On l’a fait parce qu’on a estimé que personne ne méritait un tel traitement, que c’était contraire à l’éthique des droits humains, à la « morale minimale » (Fredy Fadel). On l’a fait parce qu’on croyait en la valeur absolue de la vie humaine. On pensait que toutes les vies humaines comptaient, même celle des criminels avérés.

Mais pour encore beaucoup trop de gens (plus d’un million d’euros récoltés pour soutenir un meurtrier et autant de vindicatifs sur les réseaux sociaux), toutes les vies ne se valent pas, toutes les vies ne comptent pas. Un jeune arabe de banlieue, ce n’est « rien », on peut bien l’abattre sans sommation. Killing an Arab

Mais aussi terrible est à venir. C’est le déferlement de violences judiciaires à l’encontre des jeunes, mineurs ou autour de l’âge d’accès à la majorité [2]. « Il n’y a pas de justice pour nous », constatent-ils. Comment pourrait-il y en avoir pour les « sous-humains » de la République ? Le meurtre est l’instanciation la plus spectaculaire de cet état de sous-humanité, de ce déni de justice, de ce retrait de droits fondamentaux. Alors, pour celles et ceux qui protestent, ça sera « un an de prison ferme et au lit ! [3] ». Pour l’exemple.

On a beaucoup évoqué le racisme de la police pour tenter d’expliquer ce scandale éthique. Mais au plus profond de cette définitive négation d’autrui, il y a une domination princeps : celle de l’autorité sur le soumis, celle de l’empereur sur le (néo)colonisé, celle de l’adulte sur l’enfant, celle de papa sur maman, celle du maître sur l’élève… On aurait tort de penser que ces diverses formes d’oppression sont hétérogènes. Plus que d’intersectionnalité, il s’agit ici d’une homogénéité foncière, au commencement des sociétés autoritaires. Le colonisé, le soumis, le mineur sont une même personne. Mais si en plus d’être jeune, on est arabe, on dégringole plus vite dans la hiérarchie ontologique et juridique qui fonde nombre de nos institutions prétendument émancipatrices (école, justice, droit…).

Tout cela intervient par ailleurs dans un contexte de ressac autoritaire face aux prises de conscience de nombreuses oppressions qui pèsent sur des catégories d’humains systémiquement infériorisés à travers le monde. On entend des psychologues remettre en question le principe du droit absolu des enfants à une éducation sans violence sur les chaînes de radio. Des préfets font l’apologie de la violence envers les mineurs. Le gouvernement n’a que la répression comme réponse aux contestations d’une organisation sociale et économique humainement insupportable. Trop de gens réclament plus d’autorité encore, plus d’« éducation » (des jeunes, de leurs parents « incompétents et irresponsables », surtout de leurs mères…), plus de violence, plus de négation d’autrui, aveugles à la violence systémique [4], à l’origine radicale du mal à combattre.

Ce mal radical, c’est l’existence explicite ou implicite d’une hiérarchisation des humains, l’existence d’un statut de minorité, et donc d’infériorité qui légitime toutes les violences. C’est une éthique à double entrée, une pour les « adultisés » et une pour les « infantilisés » [5].

Ce n’est pas une éthique de droits fondamentaux. Pour de nombreuses personnes qui « ne sont rien » ou, à tout le moins, pas grand-chose, la France n’est pas un État de droit(s).

Daliborka Milovanovic

[1] La question de savoir s’ils ont le droit d’en user tout court est une autre question à discuter ailleurs.

[2] https://www.revolutionpermanente.fr/Il-n-y-a-pas-de-justice-pour-nous-a-Pontoise-l-ecrasement-judiciaire-de-la-revolte-se-poursuit

[3] Référence aux propos du préfet de l’Hérault, Hugues Moutouh sur France Bleu Occitanie : https://www.lefigaro.fr/flash-actu/deux-claques-et-au-lit-le-prefet-de-l-herault-appelle-les-parents-a-la-responsabilite-apres-les-emeutes-20230703

[4] Aveuglement manifeste en ce qu’il désigne les « mauvais éducateurs » et les individus comme seuls responsables, dépolitisant totalement le problème.

[5] Et il n’y aucune autre règle pour départager les adultisés des infantilisés que la soumission finale, la résignation. On dit d’un enfant obéissant qu’il a un comportement adulte et responsable.


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