À l’origine de ma décision de ne pas scolariser mes enfants, je crois qu’il y a d’abord eu une petite fille blessée, et en colère aussi. Une petite fille qui ne voulait pas aller à l’école. Parce qu’à l’école, « tout le monde est méchant ». Les adultes comme les enfants. Et « tout le monde ment ». À l’école, comme en dehors de l’école, tout le monde ment à propos de l’école. Non, l’école, ça ne rend pas les enfants heureux, ni les professeurs, ni même les parents. Et non, l’école, ça ne donne pas un bon travail ni beaucoup d’argent quand on devient grand. Même ces copains qu’ils m’ont promis, je ne les ai jamais eus, ou pas plus longtemps que la solidarité face à l’ennemi ne le nécessitait. À l’origine, il y a aussi une petite fille qui avait froid, surtout aux pieds, et qui était toujours collée au radiateur. J’avais les pieds gelés, et je ne sentais plus mes orteils. Oui, je me souviens du froid qui me saisissait dès que je soulevais mes couvertures. Je ne me rappelle pas avoir jamais eu froid quand ‘y avait pas école…
Il se trouve que, le bac en poche, j’ai continué d’aller à l’école… pour payer mes études. J’ai été pionne, puis CPE, et cette expérience de l’autre côté de la barrière m’a fait comprendre que les adultes étaient tout aussi malheureux que les enfants. À la différence près que, eux, avaient un peu de pouvoir à exercer et de légitimité à se défouler. « Je ne veux pas que mes enfants aient à subir ça », ai-je pensé plus d’une fois et de plus en plus souvent, quand l’âge d’entrée en maternelle approchait pour mon premier enfant. Avec ma copine CPE, on s’était imaginées passer le concours pour être principal de collège ou proviseur de lycée, et on s’était promis qu’on serait du côté des enfants, nous… Je refusais de coller les élèves et à celles et ceux qui y mourraient d’ennui ou de désespoir, j’osais suggérer « l’école à la maison ». J’ai le sentiment d’avoir toujours su que l’école n’était pas obligatoire, je ne me rappelle pas l’avoir « découvert », c’était juste une évidence que c’étaient les parents qui obligeaient les enfants à y aller.
Mon premier gars est allé en maternelle, la première année un peu, la seconde un peu plus, la dernière, assidûment. Je travaillais encore, je n’avais pas sauté le pas. Mais je faisais des recherches sur le web pour trouver des associations, des groupes de parents qui faisaient école à la maison, mais école tout de même. Je cherchais à fuir les murs physiques, mais je n’étais pas encore consciente des murs psychiques, mentaux, cognitifs, intellectuels, idéologiques… C’est venu après, comme une vague inexorable qui fait péter les dernières barricades et réarrange tous les grains de sable de la grève. Comme une réaction en chaîne que tu n’avais pas prévue mais que, fascinée, tu laisses se déployer tant les effets en sont grandioses.
En réalité, la digue était déjà fissurée, l’expérience physique, sensible, intime de la maternité avait fait pâlir nombre de mes certitudes. En fait, cette expérience avait été cruciale. J’ai tellement souffert de la séparation physique d’avec mon enfant, je ne voyais pas comment un « temps de qualité » pouvait jamais compenser, rattraper une telle perte, une telle rupture, une telle béance. Une tristesse s’était installée dans mon cœur, c’était comme un trou dans ma poitrine qui m’aspirait, moi, mon esprit, mon cœur, mon âme, de l’intérieur, vacuité, vanité, faisant de moi une ombre, un lémure se tourmentant lui-même. « Difficulté maternelle » qu’ils appellent ça, comme si c’était moi, la mère, qui avais un problème… Comme si ce n’était pas la société tout entière qui avait un problème avec les mères et les enfants… Pourquoi vivrais-je si je devais être séparée le plus clair de mon temps des personnes que j’aime ?
L’ « esprit d’école », c’est exactement ça : un esprit de découpage, de réduction et de séparation. Il est « rationnel », comme l’usine, et il sépare tout en des mondes artificiels clos et finis. Mais surtout, il sépare les personnes ; il disloque le corps social, mutile le corps propre, dresse des enceintes entre les corps vivants qui, eux, désirent l’ouvert et l’infini.
Quand les brumes de ma crédulité enfantine ont commencé à se dissiper, je n’ai plus été un corps bon à habiter pour l’esprit d’école ; je suis devenue récalcitrante, revêche, je rejetais le greffon… De temps à autre, il avait le dessus et parlait à travers ma bouche, se pensait à travers ma pensée. Mais aujourd’hui, je peux dire que je suis durablement libérée de « l’esprit d’école ». Dé-scolarisée. À dire vrai, ça n’a pas été si difficile. Si on chope le bon fil de la maille, et qu’on tire doucement, juste ce qu’il faut pour que ça ne coince pas, la maille se défait entièrement, sans résistance. En fait, un tel processus « en domino » est même plutôt jubilatoire. Le « bon fil », pour moi, ça a été l’expérience éminemment charnelle et sensible et cette fête du corps qu’est la maternité, un moment de transparence psychique qui m’a rendu à moi-même, car j’étais (dé)possédée, m’a rendu à la vie ; et il n’y a rien de plus contraire à la vie que l’école… Non, le plus dur, c’était les autres, ceux qui ont le corps, le cœur et l’esprit tout scolarisés, tout gelés, les « froids piquants », les « sinistres », les « détraqueurs »… La famille qui estime que tu compromets les ambitions voire l’avenir de tes enfants. La « police éducative » que sont les inspecteurs qui sont convaincus que tu ne seras jamais aussi bonne pour tes enfants que l’école, surtout quand, comme moi, tu vivais dans une grosse cité du neuf cube, que tes enfants ont des prénoms arabes et que leur papa a la peau mate. Les « possédés » de l’esprit d’école que sont une grande partie des gens qui vivent dans les sociétés techno-capitalistes et qui pensent que tu représentes un danger pour tes enfants, c’est-à-dire pour le corps social que ceux-ci sont destinés à renouveler, pour l’ordre moral de la soumission à la « chose publique ». Alors quand j’accueillais des parents nouvellement déscolarisés et qui s’inquiétaient de savoir si leur enfant apprendrait à lire, je leur suggérais que les apprentissages de leur enfant étaient probablement ce dont ils devaient le moins s’inquiéter, et que c’est plutôt leurs capacités à résister aux détraqueurs (surtout les leurs propres, ceux qui sont enfouis dans leur propre cœur ou esprit !) qu’ils devaient développer.
J’ai quatre garçons qui, bien qu’ils aient fréquenté l’école publique à certains moments et pour certains d’entre eux, ne sont pas assujettis à l’esprit d’école et d’une façon beaucoup plus radicale que moi puisqu’ils n’ont jamais vraiment eu à se dé-scolariser, eux. Je ne prétendrais pas que je n’ai jamais eu de doutes ou que je ne me questionne plus, que je ne m’ajuste plus. L’esprit d’école est légion, il plane sur le monde et se tient toujours prêt à s’engouffrer dans une fêlure de l’être. Mais je n’ai plus peur, j’ai confiance, et la vie et les enfants n’ont de cesse de me conforter dans cette direction.
Les années passées avec mes enfants, dans une convivialité intime et continue, sont sans doute les plus belles et les plus lumineuses de toute mon existence. Et j’en ai encore quelques-unes de ce genre à vivre puisque mon dernier n’a que 9 ans. J’ai tellement aimé vivre avec eux chaque jour, les enfanter, les allaiter, les prendre dans mes bras, jouer, raconter des histoires, lire des livres, répondre à leurs questions, m’émerveiller de leur perception du monde, des hypothèses qu’ils font sur son fonctionnement, sur le langage, leur faire à manger, étirer un déjeuner jusqu’au milieu de la matinée, déjeuner avec eux à pas d’heure, soigner leurs blessures, veiller leurs fièvres, aller au cinéma, « binge-watcher » des séries, faire du vélo, visiter des copains, voyager, aller aux Japan Expos, au restaurant, à la bibliothèque, faire de la randonnée, regarder les étoiles, m’endormir et me réveiller à leurs côtés, rire à leurs blagues, écouter de bons vieux raps qui tâchent, faire de la pâtisserie, parler politique ou mathématiques, prendre mon temps, leur laisser le temps, attendre le temps qu’il faut, celui du « défâchement », de la fin du jeu, les regarder, les connaître vraiment… Il y a eu des moments difficiles, voire très douloureux, mais ce qui reste au fond de mon cœur, c’est un soleil éclatant et un immense rire, et surtout le sentiment indéfectible d’être dans le juste, le vrai, le bon, le blanc du poulet, la vie…
J’étais dans la bagnole quand j’ai entendu en direct le discours du président qui promettait aux Français inquiets du « séparatisme islamiste » qu’il en finirait avec l’école à la maison. Arrivée à la maison, j’ai immédiatement rédigé un pamphlet contre ce projet et je me suis lancée dans différentes actions de résistance. J’ai d’abord été heurtée par la stigmatisation des familles musulmanes, des familles défavorisées, dont j’avais été auparavant et dont je suis toujours, à dire vrai, par le cœur, de tous ceux et celles qui « ne présentaient pas bien », davantage que je n’ai été inquiète de perdre un « privilège ». Et petit à petit, j’ai compris que ce que visait le gouvernement était, plus pernicieusement mais plus essentiellement, les dissidents. C’était le sens, d’après moi, de l’expression « séparatisme social », qui a peu à peu remplacé « séparatisme islamiste » dans les discours du gouvernement, c’était le sens de sa hâte à ajouter les convictions philosophiques à la liste des motifs invalides de refus de scolarisation. En somme, l’islamisme était comme un épouvantail mis en avant pour masquer une déclaration de guerre plus générale contre l’insubordination, l’ingouvernabilité, la résistance, suscitées par le désir d’un nouveau projet social. Ce qui dérange, c’est le fait que des enfants échappent à cet artifice de l’État, son organe principal sans doute, la machine à broyer de la sensibilité d’enfant qu’est l’éducation. J’ai pensé à Ivan Illich, la liberté serait à chercher dans les « interstices » de cette machinerie. Et si ces interstices allaient être noyés ? Mais la liberté n’est pas le seul enjeu ; il s’agit avant tout de la possibilité d’être heureux, vraiment, enfin, il s’agit de convivialité, de vivre heureux ensemble. Quelle valeur peut bien avoir la vie si nous devons être séparés, déracinés, disloqués et jetés aux quatre coins du vent ? Les authentiques séparatistes, c’est eux, pas nous qui tissons avidement des liens vivants avec ce et ceux qui nous entourent. Alors peut-être est-il temps d’abattre la bête et pas seulement de jouer à cache-cache avec elle. Peut-être est-il temps de montrer au grand jour et avec fracas ce que peut être de « faire société sans école ».
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