« Comment traite-t-on un invité de marque qui daigne nous rendre visite ? » nous demande Léandre Bergeron. Comment se comporte-t-on avec une personne pour laquelle on éprouve un profond respect, que l’on admire et dont on apprécie particulièrement les visites ? N’est-il pas que l’on va prendre soin d’elle, s’assurer que tous ses besoins sont satisfaits, faire preuve d’une grande sollicitude ? Et nos enfants ne sont-ils pas de ces êtres qui nous inspirent respect, admiration et joie ? Pourquoi dès lors n’ont-ils pas droit à notre sollicitude à tout instant ? Au nom de quelles valeurs aberrantes se permet-on, au contraire, de ne pas tenir compte de leur sensibilité, de leurs besoins et de leurs désirs ? Dans ce texte en forme de journal, Léandre Bergeron, papa émerveillé de trois filles accueillies et élevées « comme des invitées de marque », nous livre une réflexion d’une profondeur rare sur l’éducation, l’amour, la vie.

Comme des invitées de marque [1] est un des textes les plus importants de mon histoire de maman ; une lecture fondatrice, qui validait des intuitions qui me guidaient timidement depuis la naissance de mon premier enfant et qui, en même temps, m’emmenait encore plus loin dans la remise en question des schémas éducatifs traditionnels. Le texte est souvent présenté comme un témoignage sur la vie sans école puisque Deirdre, Phèdre et Cassandre n’ont pas été scolarisées. Mais c’est tellement plus que cela ! Ce n’est pas un « simple » manifeste pour une éducation libre. C’est, de surcroît, le témoignage du fait que grandir libre (et ensemble !) est possible et que l’on ne doit surtout pas avoir peur de la liberté ; que l’on ne doit pas se contenter de la désirer mais que l’on peut la vivre. Plus qu’une inspiration, une validation, une preuve par la vie, une raison d’espérer. Léandre Bergeron ne laisse pas de s’émerveiller de la joie, l’assurance, la générosité, la force, l’autonomie qui caractérisent ses filles. Qu’ont-ils fait, sa compagne et lui, pour qu’elles soient si épanouies, « pour que ça coule de source, comme une source de vie jaillissante, sans bornes et sans fin, une joie continue d’être avec elles […] » se demande-t-il ? Ou plus exactement, que n’ont-ils pas fait ? Ils ont simplement refusé de sacrifier leurs enfants à la perpétuation d’un modèle social misopède et anti-vie. 

Liberté radicale

Léandre Bergeron condense son « programme » éducatif en quelques mots : « accompagner [ses filles] dans leur croissance, leur évolution, leur épanouissement, sans contrainte aucune, sans aucune obligation d’obéir à qui que ce soit de leur part, sans aucune sorte de restriction à leur besoin de liberté. » Liberté sans restriction ? Aucune obligation ?

On comprend que cela puisse donner le vertige. Certains penseront même que le « pari » est insensé. Et pourtant, la « merveilleuse aventure » de vie de Léandre Bergeron lui a montré, non pas à son terme, mais au fur et à mesure, par petites touches de validation successives de son choix, qu’il a eu raison de lâcher ses peurs, de faire confiance. Il se trouve que l’expérience de la liberté est parfaitement reproductible, et non pas le fruit d’un curieux hasard, puisqu’elle a été probante pour bon nombre d’autres parents qui ont choisi ce qu’on appelle le « unschooling ». Le « unschooling » ne désigne pas simplement le fait de ne pas mettre ses enfants à l’école ; car l’on peut bien « faire l’école à la maison », c’est-à-dire exporter le modèle éducatif propre à l’école chez soi. Le « unschooling », que l’on traduit souvent par « apprentissages autonomes », est, plus qu’une (non-)méthode pédagogique, une philosophie pratique qui consiste à se « déscolariser l’esprit », l’école n’étant pas seulement un lieu physique, mais toute une idéologie.

Ici, l’on ne peut s’empêcher de penser au texte Deschooling society du philosophe Ivan Illich, inexactement traduit en français sous le titre Une société sans école [2], alors qu’il s’agit, plutôt que de se passer des écoles, de défaire le conditionnement scolaire de notre société, ce qui est un tout autre programme. Se déscolariser, c’est cesser de vouloir tout contrôler. Concrètement, pour les Bergeron, une liberté sans restriction, qu’est-ce que cela signifie ? Laisser l’enfant décider de l’heure à laquelle il se couche et se lève, le laisser refuser d’accéder à une demande qu’on lui adresse, ne pas lui dire ce qu’il doit faire ou ne pas faire, ne pas essayer de lui apprendre quelque chose s’il ne le demande pas, ne pas attendre de lui qu’il se comporte comme ceci ou comme cela… Respecter ses besoins et son rythme, lui laisser la direction de ses apprentissages, le laisser être et devenir lui-même… Les enfants se montrent toujours à la hauteur de la confiance qu’on leur accorde ; ils sont le reflet de la façon dont ils ont été traités. Ils sont bienveillants et polis, si l’on a soi-même été bienveillant et poli avec eux. In fine, l’absence de restrictions que Léandre Bergeron évoque est l’absence de restriction de l’amour et de la confiance qu’il porte à ses enfants, plus qu’une absence totale de limites matérielles. Car un enfant ne peut s’épanouir que dans un amour inconditionnel ; un amour qui n’est pas soumis à la condition de répondre adéquatement aux attentes qu’on a conçues, en réalité, contre, lui.

Préserver la symbiose

La notion de symbiose est cruciale dans la philosophie éducative de Léandre Bergeron. Elle peut sans doute être comparée à la notion de continuum chez Jean Liedloff [3]. Il s’agit de « cette communion indispensable, de ce contact physique avec mère, père, frère humains pour le développement normal de la sensibilité qui permet ensuite le développement normal de toutes les facultés de l’être humain ». La symbiose est ce sentiment de continuité et de plénitude qu’éprouve, par exemple, le nouveau-né qui peut rester contre le corps de sa mère sans restriction mais également l’enfant plus grand qui sait avec certitude que ses parents sont de son côté, inconditionnellement.

Tout enfant a besoin, bien au-delà de sa période de dépendance vitale envers ses parents, d’éprouver cette symbiose avec ceux que, lui, aime inconditionnellement au point d’accepter tous les travestissements et toutes les aliénations afin de maintenir le lien. Les ruptures de ce lien, comme le sont les conditions d’amour, sont destructrices : séparer le bébé de sa mère à la naissance, le faire dormir seul, le laisser pleurer… Les parents, croyant pourtant bien faire, sont complices « d’un régime d’oppression qui assure que la misère humaine, on se la passe de génération en génération comme une maladie héréditaire. » Quand on refuse sa confiance à son enfant, « on déchire le tissu même de la symbiose, on le met dans un état d’angoisse ». Or le zèle, l’interventionnisme éducatif traduisent un manque de confiance envers les capacités naturelles de l’enfant à se développer pleinement ou, pire, ils expriment un rejet de l’individualité de l’enfant qui doit à tout prix être « mis aux norme » de la société. Pour survivre, pour obtenir des adultes dominants le droit d’exister à leurs yeux, pour préserver un semblant de lien, l’enfant est prêt à tout ; il va « faire ce qu’on lui dit », perdre sa boussole, son centre, se « sous-mettre » à l’adulte. Il ne faut pas alors s’étonner qu’il se mette à mentir, à agir en cachette, à faire semblant, puisqu’on ne le gratifie que s’il joue un rôle ; jusqu’à la crise d’adolescence, pur produit d’une société d’oppression des enfants. Selon Léandre Bergeron, « Il n’y a pas de crise d’adolescence si la symbiose est intacte. »

Confiance tranquille

« Ne s’attendre à rien des enfants, et constater qu’ils s’occupent de tout, et davantage. » Léandre Bergeron refuse d’exiger de la part de ses filles qu’elles effectuent certaines tâches comme faire la vaisselle, ranger leur chambre, donner un coup de main ou un autre. Obliger un enfant à exécuter une tâche ne lui apprend rien d’autre que l’obéissance et donc l’aliénation qui n’engendre que frustration. Ne rien attendre et ne rien lui demander libère l’enfant de toute obligation et donc de toute culpabilité, sentiment aliénant et débilitant. Ne rien attendre, c’est prévenir le risque d’être déçu mais surtout, c’est s’offrir la merveilleuse opportunité d’être surpris par l’incommensurable générosité d’un être qui a été traité avec égards, avec sollicitude, comme un invité de marque. Car « Moins on leur en demande, plus les enfants en font. » Plus les enfants sont libres de refuser une demande, réellement libres, sans qu’on en conçoive quelque frustration ou ressentiment même savamment dissimulé, plus volontiers ils y accéderont. Léandre Bergeron décrit ainsi des enfants qui participent assidûment à la gestion du foyer, des enfants autonomes et aussi responsables que des adultes. Cette confiance dans le fait que les enfants ne deviendront pas d’horribles tyrans égoïstes si on préserve leur liberté, Léandre Bergeron l’a aussi pour ce qui concerne les apprentissages. Le plaisir d’apprendre est bien trop précieux pour qu’on le tue à coups de leçons formelles imposées hors contexte. Les enfants apprennent spontanément ce qu’ils ont besoin de savoir au moment où ils ont besoin de le savoir. Pourquoi vouloir déterminer à leur place ce qu’ils doivent apprendre et à quel moment ? Deirdre, Phèdre et Cassandre ont su lire sans que leur père y soit pour quelque chose ; elles auraient appris à lire qu’il le veuille ou non. Finalement, il est extrêmement prétentieux de croire que sans l’intervention d’un adulte compétent, l’enfant n’apprendra rien. Une telle intervention n’est qu’entrave à ce qui coule de source.

Tout pourrait être tellement plus facile, et tellement plus plaisant, si l’on décidait d’avoir confiance. Comme l’exprime si bien l’auteur, « Quelle merveille de voir les enfants apprendre tout seuls, découvrir, explorer le monde, à leur rythme, sans contrainte […] ! Et comme c’est simple ! On n’a rien à faire, on laisse faire. On laisse les choses faire et ça arrive. On est en vacances tout le temps. »

1 Éditions Le Hêtre Myriadis (2019).

2 Éditions Points (2015). Première édition en 1971.

3 Le Concept du continuum. À la recherche du bonheur perdu, Éditions Ambre (2006).


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