« Aucune larme ne doit se perdre […] »
Emmanuel Levinas, De l’Existence à l’Existant, Éditions Vrin (2002).

« Tu ne laisseras point pleurer » : c’est une formule en forme de commandement divin qu’a choisie le pédiatre Haïm Cohen pour titre [1] de son magnifique plaidoyer pour la consolance [2]. Laisser pleurer un enfant, sans lui offrir, chaque fois que cela est possible, la consolation que ses pleurs appellent s’apparente alors presque à un crime ; pas seulement contre l’individu qui pleure mais contre toute l’espèce qu’il représente. Et il faut à cette aberration du comportement humain l’intransigeance de la loi pour enfin voir toutes les larmes d’enfant séchées. Car en effet, les spécialistes de la petite enfance et les parents qui les écoutent, conditionnés par des siècles de « silencisation » de la douleur et de valorisation de la frustration et de la séparation, sont encore bien loin de comprendre pourquoi laisser pleurer un enfant est « mal ». Haïm Cohen nous l’explique avec brio.

En ouvrant ce livre, vous accédez à un texte d’une beauté rare dont la particularité est d’exprimer un sens à la fois profond, complexe, et immédiat, limpide ; un texte qui enchevêtre plusieurs écritures, poétique, philosophique, scientifique, éthique ; un texte qui transcende le point de vue individuel pour embrasser une forme d’universalité, celle d’une loi anthropologique posée en fondement de l’humanité. La formulation en est simple : Consolé, rassuré, puis confiant (en ceux qui s’occupent de lui, en lui-même et en la vie donc), l’enfant sera capable à son tour de se préoccuper des besoins et des sentiments des autres. Ainsi, selon Haïm Cohen, la consolation est au fondement de la construction de la conscience morale, elle est le socle et le terreau du souci de l’autre, elle constitue les racines de notre humanité. Le pédiatre, qui qualifie son essai d’utopie, imagine une société « où le bonheur individuel ne sera pas sacrifié sur l’autel de l’intérêt collectif », où, bien plus, le bonheur de chacun est intimement, inextricablement lié à celui des autres ; il ne s’y arrête pas mais l’englobe. Et pour favoriser l’épanouissement de l’enfant, « lui donner les moyens d’être demain l’acteur d’un monde moins violent et hostile, plus fraternel », une « conscience élevée de l’Autre » est nécessaire.

« Aucune larme ne saurait être vaine »

À quoi peuvent donc bien servir les pleurs de l’enfant ? On leur attribue toutes sortes de fonction de « signalisation » d’un inconfort : faim, soif, couche souillée, froid, chaud, douleur, etc. Toutefois, Haïm Cohen va plus loin et voit dans les pleurs quelque chose de plus essentiel, de plus élémentaire encore, à savoir qu’ils ont une fonction d’attachement. Le besoin d’attachement à une personne est un besoin inné, le plus important des besoins primaires, ne serait-ce que parce que de sa satisfaction dépend celle de tous les autres besoins de base du petit d’homme. Ainsi, les appels de l’enfant, pleurs, cris, gémissements, expriment un besoin d’autrui, de sa présence, de sa chaleur, « certainement beaucoup plus important que tout autre besoin “physiologique” ». Selon le pédiatre qui considère ces appels comme un protolangage, un langage qui précède la parole, nous sommes là en présence d’actes phatiques, c’est-à-dire que leur seul but est d’établir une communication, de revendiquer un interlocuteur, de se connecter, plus qu’à des bras nourriciers, à la société des Hommes par la quête essentielle d’une nourriture d’abord affective. Ce sont précisément ces appels-là qu’il ne faut jamais ignorer car ils expriment le besoin le plus impératif, celui d’être consolé afin d’être humanisé.

Les fondements de notre espèce, de sa survie et de son développement sont contenus dans la réponse généreuse à ces appels. « Ce n’est pas uniquement notre enfant qui nous appelle mais l’espèce humaine tout entière », écrit Haïm Cohen. À l’appel, les réponses sont diverses, dépendent de la culture, du contexte historique, sociologique, économique et des interprétations des pleurs. Quelles qu’elles soient, ces réponses sont vitales et il convient de « ne pas s’épargner face à cet enfant […] qui, par ses cris ou ses pleurs nous sollicite » car leur incidence est déterminante sur le devenir psychologique de l’enfant et sur l’intégration de ce dernier au sein de la communauté humaine. La « quête de l’autre », de son amour, se vit dans l’angoisse ; « discontinuité », « incomplétude », « rupture » sont quelques tentatives terminologiques de décrire cette angoisse. La réponse de l’adulte est ainsi structurante car elle vient combler la distance, remplir l’absence, attacher les corps et les perceptions, créant continuité, cohérence et complétude.

Tristement, influencés par des clichés psychologiques, nombreux sont les parents qui résistent contre eux-mêmes aux appels de leur enfant. Leur perception des pleurs est brouillée par les biais culturels ou l’épuisement physique ou psychologique. Souvent, on leur explique que leur enfant les manipule, ô crime suprême, et qu’ils vont devoir poser des limites à son ego envahissant et lui montrer « qui est le patron ». En effet, d’une certaine manière, ils sont bel et bien manipulés ; cependant, le but de la manœuvre n’est pas la satisfaction d’un « caprice » mais celle d’un besoin fondamental.

Les neurones de l’éthique

Le déterminisme génétique est important dans le développement structurel du cerveau humain. Toutefois, celui-ci est « plastique », c’est-à-dire modulable et, de ce fait, très sensible à son environnement. La plasticité cérébrale implique la possibilité toujours ouverte d’un « réaménagement » neuronal (redistribution ou création de circuits de neurones) selon les stimulations et sollicitations extérieures. Lorsqu’un circuit neuronal est fréquemment mis à contribution (par exemple, lorsqu’un même geste est répété), il augmente de volume. Au contraire, s’il est peu sollicité, le fleuve se tarit en ruisseau. Par ailleurs, parmi les neurones, il en est qu’on appelle « miroirs » car ils présentent une activité aussi bien lorsqu’on exécute une action ou lorsqu’on observe une autre personne exécuter la même action ou encore lorsqu’on imagine une telle action. Ces neurones miroirs seraient impliqués dans le mimétisme et l’apprentissage, nous permettant de reproduire les gestes observés chez d’autres représentants de notre espèce. D’après Haïm Cohen, ce phénomène de neurones miroirs et la plasticité cérébrale expliquent comment la consolation répétée opère et comment naît, à partir d’un substrat physique, l’éthique. « Il y a chez l’homme une compétence éthique » ; les réseaux neurobiologiques de l’éthique existent, en attestent les perturbations de la sociabilité et du « sens moral » dans certaines lésions du lobe frontal. Mais cette compétence éthique ne se manifeste que si le cerveau de l’enfant a été irrigué de « répondance [3] », de consolations, de sollicitude, d’attention, de générosité, de pardon. De plus, l’enfant apprend, en les observant, les gestes humains de consolation, les comportements éthiques. Ainsi, répondre aux pleurs de son bébé, ce n’est pas « lui donner de mauvaises habitudes », le « pourrir » ou « le rendre égoïste » ; au contraire, ce supplément d’attention et de générosité qu’est « l’hyperconsolation » « sursensibilise » le cerveau de l’enfant, nourrissant son humanité, l’immunisant contre le risque de nier autrui, créant en lui des automatismes généreux. Un adulte qui a été un enfant consolé pourra voir en l’autre un être prioritaire tel qu’il l’a été lui-même pour ses parents.

« Ce que nous souhaitons, c’est que le cerveau de l’être humain ait plus de “coeur” » écrit Haïm Cohen. Dès lors, étant donné son importance dans le processus d’humanisation, la réponse consolante est une responsabilité morale de ceux qui ont à prendre soin d’un enfant.

1 Éditions Stock (2006).

2 « Consolance » : désigne la qualité de celui qui offre présence, réconfort, apaisement et soutien.

3 « Répondance » : désigne la qualité de celui qui répond avec sollicitude à celui qui est en demande.


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