Depuis environ vingt ans, nous assistons à un développement des discours sur l’éducation dite non-violente. Depuis les premiers textes d’Alice Miller, ceux-ci se sont diversifiés, enrichis, affinés. Bientraitance, bienveillance, parentalité ou discipline positive, parentalité joyeuse ou créative, éducation bienveillante, écologie de l’enfance, parents « chercheurs », « jardiniers », « conscients », « enjoués », etc., les vocables ne manquent pas pour qualifier un genre de parentalité qui fait appel à l’imagination des parents pour créer de nouveaux comportements éducatifs plus respectueux du bien-être physique et psychique de l’enfant.
Nous ne ferons pas ici un exposé analytique et systématique de l’évolution des discours sur l’éducation non-violente dans les sociétés occidentales (mais c’est une excellente idée de thèse ; avis aux étudiants qui nous lisent !). Nous voudrions simplement brosser un tableau de la diversité de ces discours qui dénote des pratiques tout aussi diverses, une prise de conscience et une élaboration progressives, ainsi qu’une difficulté à formuler une définition qui satisfasse tout le monde.
Le problème d’une définition objective
En France, il n’existe pas de discours juridique sur la violence éducative. La violence en général fait l’objet d’une définition dans le code civil. Au sens du droit civil, « la violence est un acte, intentionnel ou non, qui a causé chez la personne qui en est la victime, un trouble physique ou moral comportant des conséquences préjudiciables pour sa personne [1] […] ». Il n’existe pas même de définition juridique de la notion de maltraitance sur mineur. Cette absence de cadre juridique nous oblige à rechercher une définition au sein d’autres discours, notamment en sciences humaines. Mais là encore, c’est un « trou noir », selon l’expression d’Olivier Maurel [2]. Dans un document rédigé par la psychopédagogue Éliane Corbet pour l’ADSP, revue trimestrielle du Haut Conseil de la santé publique, une référence à la violence éducative apparaît : en évoquant la violence et la maltraitance, elle écrit « Il s’agit de faits inscrits dans une relation dans laquelle l’un des protagonistes exerce une force sur un autre, et/ou dans une relation de dépendance, voire également dans une relation de protection comme l’est une relation éducative [souligné par nous] mais dont la dimension de protection s’est trouvée niée ou pervertie. Il s’agit d’actes (ou des absences d’actes) subis par des personnes dépendantes et/ou vulnérables [3 ]».
Dans le même document, Éliane Corbet évoque la nécessité d’une définition corollaire de la bientraitance. Alice Miller est une des premières à évoquer les violences ordinaires faites aux enfants et à conceptualiser la notion de violence éducative ordinaire (VEO). Dans C’est pour ton bien, elle décrit la « pédagogie noire », tradition éducative quia pour but de briser la volonté des enfants pour en faire des êtres obéissants. Les sévices corporels sont emblématiques de la pédagogie noire, même si celle-ci ne s’y réduit pas, notamment parce que la violence physique est celle qui se voit le plus. Ainsi, les premières violences éducatives qui ont été dénoncées sont les violences physiques, tapes, claques, fessées. Les premiers collectifs et mouvements qui ont prôné un modèle éducatif alternatif à l’éducation traditionnelle ont porté des slogans comme « éduquer sans frapper » ou « ni claques, ni fessées » (Jacqueline Cornet, Olivier Maurel entre autres). La toute première Journée internationale de la non-violence éducative (NVE) initiée en France en 2004 par l’association La Maison de l’enfant et qui a lieu tous les 30 avril se prénommait « Journée contre la fessée » en référence au « No spank day [4] » ou « Spank out day » de l’organisation EPOCH USA mis en place en 1998. Cette dénonciation des pratiques « à visée éducative » que sont les tapes, claques et fessées constituait un premier pas, une entrée en matière indispensable vers un élargissement du spectre de la notion de violence éducative. Aujourd’hui, une trop grande part de la population française considère encore que la fessée n’est pas une violence physique exercée sur l’enfant.
En réalité, un matériau juridique existe qui pourrait servir de base à une caractérisation juridique de la violence éducative en l’espèce des textes de la Charte européenne des droits de l’homme, qui définit le droit à l’intégrité physique et morale, tous âges confondus, et de la Convention internationale des droits de l’enfant consacrant « l’intérêt supérieur de l’enfant », toutes deux ratifiées par la France. Ce dernier texte notamment, adopté par l’ONU en 1989, prenait place dans un contexte culturel nouveau où la perception de l’enfant et de l’enfance avait changé grâce aux travaux de divers psychologues et pédiatres, penseurs de la « cause des enfants » qui voyaient en ceux-ci des « personnes » à part entière, et donc sujets de droits. Malheureusement, tout le problème se situe dans l’identification entre coup « à visée éducative » et violence.
D’autres caractérisations pertinentes
Pendant que les enfants acquéraient des droits censés les protéger contre les violences (droits qui n’ont certes pas été explicitement implémentés dans le système juridique de tous les pays, notamment en France), les violences exercées contre une classe d’âge plus spécifique étaient dénoncées. Car en effet, pour certains, la violence éducative commence dès le berceau et même dès la salle de naissance. L’obstétricien Frédérick Leboyer rédige en 1974 son Pour une naissance sans violence qui est un plaidoyer pour l’accueil respectueux du bébé en salle de naissance en même temps qu’une charge contre les violences que subissent les nouveau-nés dès leurs premiers instants de vie extra-utérine. Dans le même temps, on comprend que le bébé n’est pas qu’un tube digestif, qu’il est armé dès la naissance d’étonnantes compétences (voir Les Compétences du nouveau-né de Marie Thirion), qu’il a des perceptions complexes [5] et qu’il ressent la douleur ; il n’est dès lors plus admis de pratiquer sur lui impunément, et sans indication médicale rigoureuse, des gestes intrusifs et douloureux… en théorie. D’autres pratiques, comme le fait de laisser pleurer le bébé, sont loin d’être communément admises comme violentes. Mais la neuroendocrinologie vient à l’appui des discours anti-VEO en montrant les effets particulièrement délétères, mesurables biochimiquement et neurologiquement du laisser pleurer. Un autre « front » de la dénonciation de la violence faite aux enfants se constitue au siècle dernier du côté des pédagogues et éducateurs tels Maria Montessori qui affirme la nécessité de prendre en compte le point de vue de l’enfant et de lui offrir un environnement adapté dans le cadre scolaire. Mais la violence inhérente à l’intouchable système éducatif étatique français est encore très difficile à admettre de nos jours et les discours qui la dénoncent sont très critiqués.
Vers des définitions positives
Et tandis que les uns luttent pour faire reconnaître les violences éducatives (l’OVEO [6], des auteurs tels Olivier Maurel avec La Fessée, premier d’une longue liste d’ouvrages sur la VEO, Jacqueline Cornet avec Faut-il battre les enfants ?, Muriel Salmona avec Châtiments corporels et violences éducatives), d’autres s’attachent à caractériser ce qu’est une éducation non-violente. En effet, comme l’écrit Éliane Corbet [7], « l’usage du terme de violence, dans son intention d’alerte voire de dénonciation, n’était pas dépourvu lui-même de violence. Son premier effet avait été de choquer son auditoire avant de produire une prise de conscience. » Ainsi, certains ont préféré renoncer à la fonction performative du terme « violence » (provoquer une prise de conscience) pour rechercher une définition et un terme positifs. L’emploi du mot « violent » a parfois été totalement abandonné. Dans « éducation non-violente » ou « non-violence éducative », « non-violent » ou « non-violence » sont des termes négatifs qui ne permettent de caractériser la nouvelle éducation prônée que par ce qu’elle n’est pas. Et les premiers défenseurs de la NVE ont bien compris le problème quand on leur répondait souvent un peu naïvement « mais on fait quoi à la place alors ? ». Ils ont compris que ce dont les parents nouvellement informés avaient besoin, c’était de caractérisations positives qui permettaient de définir des pratiques positives. De plus, et c’est un des problèmes majeurs posés par l’utilisation du terme « violent », la détermination de ce qui est violent et ce qui ne l’est pas est problématique car, au-delà de quelques pratiques qui semblent faire l’unanimité en raison de leur caractère notoirement, visiblement, brutal, cette détermination reste très subjective car elle est soumise à l’appréciation personnelle. C’est la nature subjective du jugement en matière de violence (et l’impossibilité d’une caractérisation objective) qui a permis le développement d’une multitude de nouvelles « méthodes » éducatives aux dénominations plus positives et variées.
Ainsi, Catherine Dumonteil-Kremer a proposé dans son ouvrage éponyme d’« élever son enfant autrement ». L’accent est mis sur la démarcation par rapport aux méthodes éducatives traditionnelles. Et il y avait de quoi ! puisque les diverses pratiques décrites dans son ouvrage sont très différentes voire opposées à celles qui nous étaient transmises par notre éducation et notre culture : allaitement, portage, cododo, écoute des émotions, etc., le tout plus ou moins résumé par la formule « maternage proximal et parentalité consciente ». Dans notre contexte culturel, allaiter, porter, cododoter, prendre en compte le point de vue et les émotions de son enfant, c’est assurément « élever autrement ». Les pratiques du maternage proximal, désignées outre-Atlantique par l’expression « attachment parenting », parentalité d’attachement, sont en fait principalement issues de la philosophie éducative de l’organisation d’origine américaine La Leche League qui, dès le milieu du 20e siècle, les a préconisées comme étant dans la continuité d’un « maternage par l’allaitement ». La philosophie éducative de La Leche League était certes révolutionnaire dans le contexte culturel des États-Unis de la seconde moitié du 20e siècle. Elle l’était également dans le contexte culturel post-révolution féministe français. Le magazine Grandir Autrement a également mis l’accent sur la rupture avec cette tradition reçue, qu’on ne remet que rarement en cause et qu’on a tendance à reproduire sans réfléchir, inconsciemment.
C’est cette prise de conscience et la remise en question qu’elle permet que la même Catherine Dumonteil-Kremer a souhaité mettre en exergue en créant sa communauté de « parents conscients » en 2001. Être un parent conscient signifie être à la fois conscient de ses limites, de ses déterminismes, de ses automatismes, et des effets de ses actes et paroles sur ses enfants. Un parent conscient « sait » et ne peut plus vivre comme avant à partir du moment où il a accès à ce savoir. Cette caractérisation est intéressante car elle ne préconise aucune pratique en particulier ; elle enclenche plutôt un processus d’autonomisation par lequel le parent va créer sa propre parentalité. Dans la même veine des expressions référant à un processus plutôt qu’à un ensemble statique de pratiques, certains ont parlé de parents « jardiniers » ou « chercheurs », en atelier ou en laboratoire, bricolant, expérimentant ; en somme, de « parentalité créative » ! Et de la créativité, il en faut des brassées quand on est si désespérément dépourvu de modèles à imiter et qu’on est revenu désillusionné d’une recherche du modèle du parent absolu dans les sociétés traditionnelles, malheureusement souvent aussi violentes que la nôtre en dépit de leur pratique encore soutenue du maternage proximal. Les Yekwanas décrits par Jean Liedloff dans les années 70 semblent faire exception et constituent pour beaucoup de parents encore aujourd’hui une source inépuisable d’inspiration.
C’est dans ce contexte qu’a été créée la formule « éducation bienveillante ». Le terme « bienveillance » désigne de façon simple et courte une qualité essentielle du parent qui se veut non-violent : la sollicitude, le fait de veiller au bien-être de son enfant. C’est une formule qui ne comporte aucune obligation de résultat, qui ne réclame aucune performance à réaliser pour obtenir son certificat de bon parent. Elle met l’accent sur une qualité d’être, plus que sur un faire ou ne pas faire. Bref, nous ne l’avons pas retenue pour rien.
Des points de vue plus larges sur la VEO
Bien sûr, il existe aussi des discours plus radicaux, qui sont difficilement entendables pour les novices, mais qui sont essentiels dans ce processus de déconstruction d’un paradigme éducatif profondément enraciné. On ne remet pas en question des siècles de conditionnement en quelques essais, aussi bien argumentés soient-ils. Les visages de la violence sont nombreux, ils avancent masqués, ils ne se révèlent que sous certaines conditions, ils sont difficiles à identifier. Si l’on ne souhaite pas laisser aux subjectivités que nous sommes l’appréciation incertaine de ce qui est violent, comment identifier, mesurer une violence de manière objective ? Les neurosciences ont pu fournir quelques réponses, quelques méthodes d’évaluation objective ; mais elles ne montrent « que [8]» des causalités ou des corrélations entre des effets neuro-endocrinologiques et des conditions et comportements pathologiques. Or certaines violences sont difficilement directement quantifiables. Heureusement, le langage nous permet d’en parler, à défaut de pouvoir les mesurer. Le langage est en effet un outil puissant, il permet d’identifier des formes de violence insoupçonnées qui sont des processus souterrains opérant à un niveau beaucoup trop archaïque de notre développement psychique et physique pour être aisément détachés, abstraits de l’idée d’une nature humaine. Dans nos représentations culturelles (et notamment religieuses) occidentales traditionnelles, l’idée d’enfance est associée à une idée d’absence de structure et au risque de remise en question de l’ordre social et moral (adulte) que cela implique. D’où l’idée même d’éducation qui présuppose que l’enfant n’a pas en soi les moyens d’une structuration autonome et qu’il est nécessaire voire urgent d’intervenir pour le façonner à l’image que l’on se fait d’un être civilisé. Les travaux sur l’empathie, la réconciliation chez les primates (Frans deWaal), sur la préhistoire des sociétés guerrières (Marylène Patou-Mathis), sur les origines historiques de la VEO (Olivier Maurel [9]) apportent un éclairage salutaire dans un paysage idéologique oppressant. La notion de domination est particulièrement intéressante pour penser les causes de la violence éducative [10]. Elle explique notamment la persistance de l’usage de la notion de limite structurante. En effet, même dans le contexte d’une remise en question de la VEO, on note la focalisation sur une prétendue nécessité de poser des limites, certes respectueusement, mais l’expression révèle bien la peur résiduelle, fruit de siècles de conditionnement, qu’ont les adultes d’une « sauvagerie » originelle assez fantasmée de l’enfant (cette question complexe fera assurément l’objet d’un article prochainement !).
Il existe bien d’autres discours sur l’éducation non-violente. Nous aimons notamment l’idée développée par Alfie Kohn d’une parentalité « inconditionnelle », celle développée par les penseurs du unschooling [11] d’un grandir ensemble et libre en cohérence avec soi, les autres, son environnement, le concept de « guider avec amour » au fondement de la philosophie LLL ou encore la notion d’« éducation authentique »développée par Jean-Pierre Lepri, sans oublier le concept de continuum de Jean Liedloff, et bien d’autres concepts que nous ne manquerons de vous faire (re)découvrir.
1 Code civil, art. 887, 1111 et s., 2233.
2 Lire La Violence éducative : un trou noir dans les sciences humaines.
3 Actualité et dossier en santé publique, n° 31, juin 2000.
4 « Spank » signifie « donner une fessée ».
5 À lire le magnifique Journal d’un bébé où le pédopsychiatre Daniel Stern se livre à une expérience d’imagination par laquelle il tente d’exprimer les perceptions d’un bébé durant sa première année de vie.
6 Observatoire de la violence éducative ordinaire.
7. Op. cit.
8 Notre intention n’est bien sûr pas de minimiser l’apport des neurosciences qui est révolutionnaire. Nous soulignons seulement le fait que les mises en évidence des neurosciences n’épuisent pas toutes les conditions et comportements pathologiques essentiellement pour des raisons de définition et de méthode.
9 À lire absolument son essai historique et philosophique Oui, la nature humaine est bonne.
10 Lire La Domination adulte, L’oppression des mineurs de Yves Bonnardel.
11 Lire Apprendre par soi-même, avec les autres dans le monde, L’expérience du unschooling de Mélissa Plavis-Le Yaouanq, Éditions Myriadis, 2017.
Article initialement paru en décembre 2016 dans le hors série n°10 du magazine Grandir Autrement.
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