Il n’est jamais trop tard pour changer son comportement vis-à-vis de son enfant. Toutefois, plus tôt on aura compris la nocivité de la violence éducative ordinaire, plus il sera aisé d’en défaire les conséquences. Car la violence éducative, c’est d’abord un conditionnement, puis la reproduction de modèles de comportement reçus. Une fois identifiés, ce sont des automatismes que l’on peut tenter de désinstaller, presque comme on désinstallerait une application informatique, avant qu’ils ne s’ancrent profondément. Alors, une révolution comme l’arrivée d’un enfant peut être l’occasion de « rebooter » le système et de défaire cette programmation délétère, pour le bien de toute sa famille, mais aussi des générations suivantes.
La bien-traitance, ça commence au berceau. Ou plus exactement, dans les bras ! Ou, dit autrement, la violence éducative peut commencer dès la naissance, précisément dans un berceau. L’éducation étant la mise en oeuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement d’un être humain, elle commence dès les premières minutes de vie extra-utérine (et peut-être même in utero) et les soins apportés aux nourrissons en font partie.
Tous les parents du monde entier, à quelques cas extrêmes près, veulent ce qu’il y a de meilleur pour leurs enfants. Dans toutes les régions du globe, les enfants sont l’objet d’attentions particulières. Seulement, tous les parents ne s’entendent pas sur ce qu’est exactement ce « meilleur » et tous les enfants ne bénéficient pas de traitements de faveur. Car en effet, la façon dont on traite ses enfants est étroitement corrélée, d’une part, à la façon dont on a soi-même été traité et, d’autre part, à la façon dont la société dans son ensemble traite ses petits. Dans les deux cas, il s’agit de reproduction par imitation, la plupart du temps inconsciente, d’une expérience ordinaire des relations parents-enfants et plus généralement adultes-enfants. Parfois, ces modèles de relation adultes-enfants reçoivent une justification a posteriori, qu’elle soit religieuse, philosophique, psychanalytique ou autre. Ces justifications sont, le plus souvent, des discours autoritaires et idéologiques qui exposent une conception particulière de la nature des enfants et en déduisent des comportements parentaux adaptés. Comme en de nombreux domaines, ici, la pratique précède la théorie qui en est une légitimation. Il découle d’un tel processus les idées les plus farfelues, les plus insensées sur une supposée nature humaine qui serait féroce et égoïste, destructrice et méchante, et donc, à mater au plus fort de sa faiblesse, c’est-à-dire, dès le berceau [1]. C’est ainsi qu’ont été justifiés les traitements les plus durs envers les enfants, y compris envers les bébés dont, à certaines époques pas si éloignées de la nôtre, on a même pu affirmer qu’ils n’étaient qu’un tube digestif et qu’ils ne ressentaient pas grand-chose. Si le degré de violence que l’on se permet vis-à-vis d’un être est inversement proportionnel à l’étendue de la perception que l’on a de sa douleur, il y a de quoi frissonner. Est-ce parce qu’ils ne ressentiraient rien qu’on laisserait pleurer les bébés ?
Neurologie et physiologie du désespoir
Nous sommes notre expérience du monde ; celle-ci s’imprime littéralement dans notre cerveau qu’elle modifie physiquement, façonnant et réorganisant les connexions et réseaux de neurones. Le cerveau d’un enfant qui subit des violences répétées est différent du cerveau de celui qui est traité avec égards. De ce fait, son comportement sera tout aussi différent.
Après des décennies de spéculations psychologiques et psychanalytiques, diverses disciplines scientifiques, dont les neurosciences soutenues par les technologies de l’imagerie par résonance magnétique (IRM) mais aussi la biochimie, l’endocrinologie ou l’épidémiologie, nous permettent d’observer, de mesurer, et parfois même de voir sur écran les effets des mauvais traitements, en termes de perturbations des constantes physiologiques, de modification de l’architecture neuronale mais également en termes comportementaux. Et laisser pleurer un bébé en est un, au même titre que les châtiments corporels, avec des effets physiques tout aussi importants. Le docteur Nils Bergman, médecin et fervent défenseur de l’allaitement et de la méthode kangourou pour les nouveau-nés qu’ils soient à terme ou prématurés, parle des bras maternels comme de l’« habitat normal » des petits mammifères, dont le bébé humain fait partie. Les pleurs sont une « réponse de protestation » (en même temps qu’un réflexe de survie) à l’éloignement du corps maternel. Ils induisent une baisse de la température corporelle et du rythme cardiaque, une augmentation du risque d’hémorragie intraventriculaire et divers autres dysfonctionnements physiologiques. « La première violation, le pire des cas, pour tous les nouveau-nés, est la séparation d’avec sa mère, son habitat normal [2]. »
D’après Margot Sunderland [3], directrice d’éducation au Centre de psychiatrie infantile de Londres, laisser pleurer un bébé a des conséquences observables sur son cerveau en plein développement comme, par exemple, l’augmentation du taux de cortisol, connu comme l’hormone du stress, qui, si les pleurs durent trop longtemps, peut atteindre un seuil toxique au-delà duquel les structures et systèmes essentiels du cerveau peuvent être endommagés de manière définitive ; comme aussi l’activation de voies de transmission de la douleur qui sont les mêmes que celles d’une blessure physique. D’après d’autres chercheurs [4], les bébés qu’on a laissé pleurer dans leur coin deviendraient des adultes stressés et anxieux, incapables de gérer le stress (autant dire de futurs consommateurs de tranquillisants et autres substances addictives), sujets à des pathologies telles les crises d’épilepsie, une plus grande agressivité envers soi et autrui ou une plus grande fréquence de dépressions et de troubles de la mémoire. On voit dès lors comment les pratiques du maternage proximal [5] qui, toutes, favorisent un contact physique prolongé — allaitement, portage, sommeil partagé — peuvent contribuer à préserver l’enfant d’expériences douloureuses et nocives et favoriser un développement physique et psychique optimal.
La bientraitance, un cercle vertueux
Mais ce n’est pas tout. Le maternage proximal ne se contente pas d’être une pratique satisfaisante dans l’instant ; son retentissement est profond. Il opère chez le parent une sorte de conditionnement positif à l’attention aux besoins de son enfant, attention qui pourra alors se prolonger au-delà des premières années qui sont traditionnellement considérées comme nécessitant des soins soutenus. Ainsi, il pourrait être un facteur préventif de la violence éducative ordinaire que subissent plus de 90 % des enfants dès qu’ils commencent à exprimer leur volonté (« forcément » contraire à celle des parents). Des recherches de plus en plus nombreuses montrent les effets positifs sur la santé physique et psychique des différentes pratiques du maternage proximal et mettent en évidence leur caractère préventif de la violence envers les enfants [6]. Nous pouvons prendre pour référence une étude [7] sur le rapport entre allaitement et risque de maltraitance car l’allaitement est un comportement qui implique une grande proximité physique avec le bébé plusieurs heures par jour et emprunte, si le bébé est allaité à la demande (et donc le plus probablement, très fréquemment), au portage et au sommeil partagé nombre de leurs vertus. D’après cette étude prospective d’une durée de 14 ans sur 7695 mères, le risque de maltraitance des enfants par leur mère, et la gravité des sévices éventuels, sont d’autant plus faibles que l’allaitement a été long. Selon Claude Didierjean-Jouveau, « le climat hormonal de l’allaitement (prolactine et ocytocine) modifie les réponses physiologiques et psychologiques maternelles, ce qui peut abaisser le risque de maltraitance [8]. » Ces mécanismes biologiques peuvent expliquer ce que les parents adeptes du maternage proximal expérimentent régulièrement, à savoir la répercussion de ces effets sur d’éventuels aînés qui n’avaient pas bénéficié ou ne bénéficient plus, pour quelque raison que ce soit, d’une éducation tout à fait bientraitante, voire sur toute personne quel que soit son âge ! Allaiter, dormir ensemble, porter rendrait-il les parents plus « cools » ?
« Réinitialisation du système de fichiers »
Comme nous pouvons le conclure de ce qui précède, la violence que nous avons reçue, nous la portons en nous. Et nous la restituons. La violence éducative ordinaire perpétrée par les adultes n’est la plupart du temps que la répétition neurologiquement programmée de la violence subie par les enfants qu’ils ont été. Un parent qui a été maltraité durant son enfance sera plus enclin à maltraiter son enfant à son tour, transmettant à toute sa descendance son héritage de violence, à moins que la chaîne ne soit rompue par une profonde remise en cause de son éducation [9]. On peut faire des années, des décennies de psychothérapie pour tenter de se libérer des effets d’une telle éducation et de guérir ses blessures d’enfant. Mais il existe des chemins de traverse, des raccourcis biochimiques, des ponts neuronaux ; ce sont les comportements du maternage proximal.
Toute éducation, qu’elle soit violente ou respectueuse, constitue un conditionnement qui implique des réflexes comportementaux. Une fois identifiés, ces automatismes n’en demeurent pas moins difficiles à enrayer. Même si on décide de traiter ses enfants avec bienveillance, des gestes, des mots involontaires peuvent nous échapper. Si le lecteur nous autorise la comparaison informatique, cette « bête » en nous est comme un programme qu’on ne parviendrait pas à désinstaller. On aurait alors besoin de l’équivalent d’un formatage, d’un redémarrage ou d’une restauration du système de fichiers pour se débarrasser de cette erreur de programmation. Et si la naissance d’un enfant pouvait fournir un tel équivalent ? Par la révolution psychique, le remaniement neurologique qu’il induit, cela pourrait être une voie de guérison. L’arrivée d’un bébé est une période d’intenses apprentissages. Or l’apprentissage modifie physiquement le cerveau, produisant de nouveaux circuits neuronaux. De plus, la maternité est une période où le cerveau est particulièrement « plastique ». Les pères sont également concernés puisque leur climat hormonal peut être modifié, notamment si le contact physique avec le bébé est important, ce qui peut rendre son comportement plus maternel. Ne pourrait-on alors saisir cette occasion pour se « reprogrammer » en adoptant des comportements bienveillants ? Dans une situation inédite, de perte de ses anciens repères, on peut se tracer de nouveaux schémas comportementaux. Selon le philosophe René Girard, l’imitation est le mécanisme fondamental du comportement humain, ce qui produit l’ensemble des éléments de culture d’un groupe humain donné. L’imitation est également un mécanisme fondamental de l’apprentissage. On apprend à se comporter avec autrui en imitant les autres, et en premier lieu ses parents dont on reproduit facilement les principes éducatifs. C’est le mécanisme des neurones miroirs qui semble être à la base du mimétisme comportemental. Les mêmes réseaux de neurones s’activent de la même façon, que l’individu fasse un mouvement ou qu’il regarde simplement une autre personne l’exécuter. Alors, bientraiter son enfant, c’est lui offrir la possibilité d’être à son tour bienveillant.
Mais empruntons au pédiatre Haïm Cohen les mots de notre conclusion : « La mémoire de la consolation sur-senbilisée par la répétition de ces réponses généreuses s’installe grâce à la
plasticité cérébrale. […] L’enfant apprendrait ainsi, en les observant ou en en étant l’objet, les gestes humains de consolation, les comportements éthiques. Il saura s’en servir [10] ».
Il pourra briser le cycle de la violence.
1 Le débat sur la nature humaine est très ancien ; de nombreux philosophes ont réfléchi sur le sujet. En France, Rousseau est sans doute le défenseur le plus célèbre de la thèse de la bonté naturelle de l’homme et de sa perversion par la civilisation. Voir au sujet de la bonté foncière de la nature humaine Oui, la nature humaine est bonne ! d’Olivier Maurel, Éditions Robert Laffont (2009).
2 « Le portage kangourou », 6e Journée internationale de l’allaitement, 18 mars 2005.
3 Un enfant heureux, Éditions Pearson (2006).
4 Powell A., « Children need touching and attention, Harvard researchers say », The Harvard University Gazette, 9 avril 1998. Teicher M.H., « Wounds that won’t heal : the neurobiology of child abuse », in Cerebrum (Dana Press), vol. 2, n° 4, p. 50-67, Automne 2000.
5 Nous employons ici « maternage » plutôt que « parentalité » non pas pour exclure les hommes de ces pratiques mais pour circonscrire notre propos à la période de la petite enfance, c’est-à-dire environ les trois premières années durant lesquelles les enfants sont encore très câlinés, choyés, dorlotés, en somme, maternés. Bien entendu, des pères aussi s’adonnent aux pratiques du maternage proximal, sauf peut-être à l’allaitement…
6 Pour un tour d’horizon des différents atouts des pratiques du maternage proximal, assorti de nombreuses références, on consultera avec profit les petits livres de Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau publiés aux éditions Jouvence comme Partager le sommeil de son enfant (2005), Porter bébé (2006) ou Ne pleure plus bébé ! (2008).
7 Strathearn L., « Is Breastfeeding Protective Against Child Abuse and Neglect ? The Biology of Nurturance Explored », 14th International Congress on Child Abuse and Neglect, Denver, 10 juillet 2002.
8 Ne pleure plus bébé !, Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau, Éditions Jouvence (2008).
9 Voir à ce sujet les travaux d’Alice Miller.
10 Tu ne laisseras point pleurer, Éditions Stock (2006).
Illustration : Paula Modersohn-Becker – Mère allongée avec un enfant
Article initialement publié en mars 2014 dans le n°45 du magazine Grandir Autrement.
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