La seule véritable erreur est celle dont on ne retire aucun enseignement.
L’erreur est humaine, affirme une locution latine attribuée au philosophe Sénèque [1], c’est-à-dire qu’elle est normale, naturelle, nécessaire, et qu’elle n’indique pas une défaillance de la raison humaine. Au contraire, elle constitue une étape nécessaire du fonctionnement de celle-ci. Cependant, nous vivons dans un type de société qui ne tolère pas l’erreur, à tel point qu’elle a élaboré un système complexe d’assurances pour s’en prémunir. Entre l’aveu d’humilité et l’exhortation à la performance, nous sommes tiraillés entre deux traitements diamétralement opposés de l’erreur qui nous empêchent d’en tirer profit. Et pourtant, l’acceptation et l’intégration de l’erreur dans toute modélisation d’un comportement humain permettrait de rendre ce dernier bien plus efficace. Les enfants qui savent appréhender l’erreur comme une étape constitutive de leur développement apprennent sans doute mieux et s’épanouissent davantage. Et leurs parents, débarrassés de la culpabilité que l’erreur induit, pourront les éduquer dans la joie.
Qu’entend-on au juste par « erreur » en l’occurrence ? On parle d’erreur soit pour qualifier un comportement ou une décision inadaptés, soit pour qualifier un jugement faux ou inexact. Un comportement inadapté est un comportement qui n’atteint pas le but qu’il s’est fixé ; une décision inadaptée est une décision dont les conséquences sont jugées négatives ou insatisfaisantes. Même s’il arrive parfois que certains actes entraînent directement une situation fâcheuse, la plupart du temps, les conséquences de ceux-ci ne sont pas si négatives qu’on le croit. Seulement, on est souvent prompt à juger ses actes comme inadaptés, et à les qualifier d’erreurs, s’ils n’ont pas la conséquence attendue et ainsi à confondre l’inattendu et le mauvais. Du reste, on a aussi vite fait de considérer tout ce qui nous arrive comme la conséquence d’une seule décision ! L’enchaînement des causes et des effets est pourtant bien plus complexe et on a tort d’imaginer être l’unique cause d’un état de fait. Si nous pouvions prendre conscience de ces deux choses – qu’il peut y avoir du positif dans l’inattendu et que nous ne sommes qu’en partie responsables de ce qui nous arrive, parce que nous ne pouvons pas maîtriser tous les paramètres d’une situation – nous serions moins sévères vis-à-vis de nous-mêmes et plutôt que d’erreurs, notre vie serait émaillée d’occasions d’affiner notre jugement et d’ajuster notre comportement à notre environnement. Tout cela n’est pas qu’une question de point de vue (voir le verre à moitié vide ou à moitié plein) : les vertus de l’erreur ou du comportement inadapté sont réelles. Cela nous sera peut-être plus sensible en considérant l’erreur comme jugement faux, c’est-à-dire comme le fait de tenir pour vrai ce qui est faux et inversement.
Logique scientifique de l’erreur
Pour bon nombre d’épistémologues et de pédagogues, l’erreur est un phénomène normal constitutif du processus de connaissance. On parle de pédagogie de l’erreur pour indiquer que la survenue de l’erreur et sa rectification constituent une méthode d’apprentissage spontanée. Le matériel pédagogique mis au point par Maria Montessori par exemple tente d’imiter ce processus naturel en proposant des activités où l’erreur s’exhibe en tant que telle et peut ainsi être corrigée par l’apprenant lui-même (on parle de matériel auto-correctif). Plus généralement, l’apprenant (qui est sans doute l’état naturel de tout être humain quel que soit son âge) apprend selon la méthode naturelle des essais et des erreurs qui est fondamentale dans la résolution des problèmes. On parle parfois de méthode « générer (une solution) et tester » (en informatique) ou « supposer et vérifier » (en mathématiques) ou encore, sans doute un vocabulaire qui parlera à bon nombre d’entre nous, « meurs et réessaie » (dans le domaine des jeux vidéo). Lorsqu’on est confronté à un problème, de quelque nature qu’il soit, théorique ou pratique, on commence en général par formuler des hypothèses sur le comportement ou le fonctionnement des éléments du problème, puis on les teste, c’est-à-dire que l’on vérifie que les choses se réalisent bien conformément à l’hypothèse formulée. C’est ainsi que procèdent les astrophysiciens par exemple qui, très souvent, ont formulé des hypothèses et prévu des événements et des comportements de la matière avant que des progrès technologiques leur permettent de valider ou d’infirmer leurs présomptions. Pour certains épistémologues comme Gaston Bachelard ou Karl Popper [2], l’erreur est euristique, c’est-à-dire propice à la découverte ; elle est constitutive de la logique de la découverte scientifique. La science se construit non par accumulation encyclopédique de vérités mais de façon discontinue, sur un ensemble d’erreurs rectifiées. Du reste, pour Popper, toute vérité scientifique est une erreur en sursis ; elle doit sans cesse être mise à l’épreuve. La science avance ainsi par une série de ruptures avec d’anciennes vérités qui, devenues erreurs ou inexactitudes, permettent d’approcher encore mieux le fonctionnement de la nature.
La faillibilité des systèmes complexes
La méthode naturelle de repérage et de réduction des erreurs est extrêmement féconde et efficace pour comprendre son environnement et s’y adapter. Mais il ne s’agit pas seulement de mettre en avant les vertus positives de l’erreur. Il est primordial également d’en reconnaître l’inéluctabilité, notamment quand ses effets sont plus désavantageux. Ne pas prendre en compte l’erreur comme un élément normal et nécessaire du fonctionnement de la raison humaine qui souvent procède par approximations peut être très problématique, ce qu’illustre parfaitement le développement de sociétés hyper-sécuritaires qui font de la traque aux erreurs un programme politique. Tout comme il est faux de croire que celui qui fait des erreurs est moins performant que celui qui n’en fait pas, il est illusoire de croire que l’erreur est évitable et que sa suppression évite les événements fâcheux. Dans cette croisade contre l’erreur, nous avons construit des systèmes ultra-contraignants censés nous en prémunir et qui ont pour effet pervers de générer d’autres problèmes, d’autres erreurs ; chassées par une porte, celles-ci reviennent par la fenêtre… C’est par exemple le cas des protocoles hospitaliers, censés conjurer la mortalité et la morbidité maternelles ou foetales, qui encadrent les accouchements mais également, dans un tout autre registre, des programmes scolaires, censés prévenir l’échec scolaire, qui dirigent les apprentissages des enfants. Toute notre société est constituée de systèmes d’assurances qui ont pour but de contrôler les erreurs et les accidents, avec assez peu de réussite au final car la « faillibilité » est inhérente à tout système complexe. Dès lors, il devient inévitable de prendre en compte l’erreur et de l’intégrer comme paramètre essentiel de toute modélisation du comportement humain afin de rendre les organisations ou les personnes plus tolérantes à l’erreur, plus résilientes.
Du droit de se tromper
L’erreur survient couramment notamment lorsqu’on confond coïncidence et causalité, probabilité et prédiction, lorsqu’on n’évalue pas les conséquences d’un acte, lorsqu’on raisonne de façon cohérente mais inadaptée à la situation, lorsqu’on anticipe sur un comportement imprévisible, toutes démarches qui relèvent du bricolage ou du raccourci. Favoriser la résistance cognitive [3] chez les individus, en leur permettant d’observer les conséquences de leurs inférences invalides, c’est-à-dire en leur permettant de se confronter à leurs erreurs, de les débusquer et les rectifier, est essentiel. Mais cela ne suffit pas. La norme pédagogique (et morale) du « droit à l’erreur » devrait impliquer le droit de ne pas être sanctionné pour les erreurs commises ; et à ce titre, il est difficile pour les enfants de ne pas percevoir le système d’évaluation et en particulier de notation comme un dispositif de sanction ou de récompense, et pire encore, d’élimination des erreurs, ce qui leur ôte toute chance de tirer les leçons de ces dernières. Malheureusement, les freins culturels à un authentique droit à l’erreur sont colossaux. Les parents ne sont pas épargnés, eux qui n’ont pas droit à l’erreur tant les pressions sociales à produire des enfants parfaits sont écrasantes. La traque, l’obsession des erreurs est paralysante et culpabilisante. La seconde partie, moins connue, de la locution latine nous invite à ne pas « persévérer dans son erreur », la persistance de celle-ci (les blocages) étant pathologique mais encore faudrait-il que le système n’engendre et n’entretienne pas de lui-même ce genre de pathologie.
La reconnaissance des erreurs est un facteur-clé d’une culture de confiance (en soi, en les autres), de liberté de parole et de pensée. En niant l’illusion de la perfection, elle nous délivre du sentiment paralysant de culpabilité et de la honte, en même temps qu’elle évacue les exigences aliénantes de la performance. Refuser de s’y confronter, c’est refuser d’être acteur de sa vie. Parents et enfants ont tous tout à y gagner. Plus philosophiquement, on peut aussi considérer que, les idées n’étant que représentations incomplètes de la réalité, toute vérité est partielle et qu’aucune erreur n’est définitive ou absolue et que donc, il y a toujours des raisons d’espérer et d’avancer.
1 « Errare humanum est, perseverare diabolicum »
2 Voir, par exemple, Karl Popper, La Logique de la découverte scientifique (Éditions Payot, 2007) et Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique (Éditions Vrin, 2000).
3 La « résistance cognitive » est un processus neurologique par lequel l’esprit apprend à lutter contre les inférences illégitimes qu’il fait spontanément, souvent par approximations ou associations d’idées. Voir Apprendre à résister de Olivier Houdé (Le Pommier, 2017).
Illustration : Labyrinthe, Josiane Zarka
Article initialement paru en mars 2016 dans le n°57 du magazine Grandir Autrement.
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