Les enfants ne perçoivent pas la réalité de la même manière que les adultes. Cela peut sembler une évidence, pourtant, les adultes ne cessent pas de se référer à leurs propres façons de voir les choses pour juger les comportements des enfants et leur imposer un certain environnement et des règles de conduite. Plus encore, chaque enfant a sa propre façon de percevoir et expérimenter le monde, ce qui devrait nous inciter à abandonner les généralités sur l’enfance pour enfin partir à l’aventure de la rencontre avec la singularité de notre enfant, qui il est vraiment et pas ce que nous croyons qu’il est. Adopter son point de vue, se mettre à sa place nous permettra de répondre au mieux à ses besoins et d’apercevoir au-delà de la distance entre les points de vue ce que tous les êtres humains ont en commun, le besoin d’attention, d’amour, de respect.
Un point de vue, c’est avant tout un lieu physique, celui d’un corps, une position dans l’espace indifférent, mais aussi dans le temps. Il y a autant de points de vue que de lieux, de positions, de corps. Un point de vue, c’est aussi une origine, un point de départ et ainsi, une orientation qui donne un sens à cet espace et ce temps qui semblent indifférents. Il est propre au lieu qui le définit et donc au corps qui l’occupe, à savoir le sujet, et, en ce sens, il est forcément limité. Mais pour chacun, son point de vue est vital, c’est une référence première, absolue, un point d’Archimède. C’est particulièrement vrai pour un enfant en pleine construction de son expérience du monde. Et en tant que parent, il est important de valider le point de vue de l’enfant, ce qui lui permet de s’ancrer profondément dans le monde. Pour filer la métaphore géométrique, j’ajouterais que tout point est défini par des coordonnées et si le point de vue de l’enfant est l’abscisse de l’expérience que fait l’enfant de la réalité, celui du parent est son ordonnée. La figure d’attachement des premiers mois et années de l’enfant est primordiale pour organiser son expérience et construire sa conscience de soi. Elle est sa seconde référence qui, toutefois, ne doit pas se substituer à sa propre origine mais simplement servir de repère, une sorte de phare, de point de contrôle, mais aussi un miroir qui permet à l’enfant de s’observer et prendre conscience de soi, une validation de ce qu’il ressent, perçoit, pense. Ainsi bien ancré, l’enfant peut arpenter le monde en toute sécurité. Un point de vue, c’est aussi une unité de mesure des choses, une échelle, une grille d’évaluation. Le corps d’un enfant, la longueur de son bras, sa hauteur, la portée de son regard sont les éléments à partir desquels il apprivoisera l’espace. Le corps du parent peut être une extension du corps de l’enfant quand il lui permet, en se hissant sur ses épaules, par exemple, d’appréhender différemment l’espace qui l’entoure, de façon plus riche. Bien sûr, c’est le parent qui doit être mis à l’échelle et pas l’enfant. C’est sa représentation, souvent fantasmée, de l’enfant qui doit être modifiée en fonction de l’ « objet » réel « enfant » et pas l’enfant qui doit être modelé selon cette représentation.
Se mettre à l’échelle
L’empathie est la capacité à s’identifier à autrui, à occuper son point de vue. Être un parent empathique, c’est adopter le point de vue de son enfant pour tenter de le comprendre, et enfin le prendre au sérieux. A priori, nous sommes équipés des outils neurologiques qui nous aident à nous identifier aux autres (les fameux neurones miroirs). Mais l’exercice demeure difficile, surtout quand le lien est lâche en raison de la distance, de la fatigue, des représentations idéologiques… Si cela ne vient pas « tout seul » parce que la continuité est brisée pour une raison ou une autre, on peut néanmoins tenter l’expérience de « se mettre à l’échelle » d’un bébé de 1 mois, d’un enfant de 3 ans, de 7 ans, de 12 ans grâce à notre imagination et averti par les connaissances que nous possédons aujourd’hui sur le développement de l’enfant ; c’est une voie possible de reconnexion, de restauration de la continuité. Le point de vue de l’enfant sur le monde est très différent de celui d’un adulte ne serait-ce qu’en raison d’une différence de dimensions physiques ; un enfant est plus petit, sa ligne d’horizon est plus basse, les objets lui apparaissent plus grands, c’est une question de proportionnalité. Sa force et son endurance physiques sont moindres. Mettez-vous à genoux pour abaisser votre ligne d’horizon et lester vos bras et vos jambes, cela vous donnera une petite idée de ce qu’il expérimente, à savoir un monde conçu pour les adultes. Il en est de même de sa perception du temps, non seulement parce que l’enfant n’a pas les moyens intellectuels et l’expérience qui lui permettraient d’anticiper, d’inférer une succession temporelle mais aussi parce qu’on n’appréhende pas du tout les durées de la même façon selon qu’on a vécu cinq ou trente-cinq ans. C’est la même chose pour la perception de leurs émotions : les enfants n’ont pas la maturité cérébrale qui leur permet de ne pas être submergés par elles. Les adultes ne l’ont eux-mêmes pas toujours du reste… si cela peut vous aider à imaginer ce qu’ils ressentent quand ils sont tristes ou en colère… Mieux connaître le développement des enfants peut nous aider à nous mettre à leur place. Mais la proximité, l’intimité, la connexion, notamment physiques, à travers l’allaitement, le portage, le cododo, la fréquentation assidue, sont sans doute les plus puissants moyens d’une profonde empathie.
Ce que veulent les enfants
Pour adopter le point de vue de l’individu, de la personne particulière et unique qu’est votre enfant, il vous faudra l’observer longuement, passer du temps avec lui. De cette fréquentation soutenue naîtra la sollicitude et la compréhension de qui il est vraiment et du fait que sa réalité est pour lui toute la réalité. Accepté dans sa réalité, l’enfant pourra intégrer celle des adultes. Car les enfants ne désirent rien davantage que grandir. Dans cette entreprise, ils s’orientent vers leurs parents, naturellement. Le parent est l’autre point de repère de l’enfant dans le plan du monde, ce qui lui confère une puissance déraisonnable. D’où l’importance de valider le point de vue singulier de l’enfant afin de ne pas lui faire perdre son propre centre ; lui servir de repère sans nier sa propre singularité. Le parent peut également aider l’enfant à « augmenter » son point de vue, l’élargir, l’enrichir. Par exemple, le portage permet à l’enfant d’avoir une idée du point de vue de l’adulte. Mais aussi, lui parler souvent, mettre des mots précis sur ce qu’il vit et expérimente l’aide à être en quelque sorte spectateur de son point de vue (et donc à enrichir celui-ci) par la réflexivité induite par le langage. En ce sens, adopter un langage trop simple, ou encore, concevoir un environnement physique adapté à sa taille, le maintient dans un point de vue plus étriqué. Les environnements à taille d’enfant comme les préconise Maria Montessori sont sans doute intéressants dans les structures de garde ou les écoles où il y a peu d’adultes. Mais pour un être qui aspire plus que tout à devenir grand, enrichir son point de vue, c’est lui permettre de demeurer auprès des adultes, de les observer, les écouter abondamment, dans un rapport idéal « un enfant, un adulte » voire « un enfant, une tribu ». Il expérimentera le monde des adultes directement et pas par procuration dans des environnements « adaptés » qui imitent ce monde. C’est l’opposition que Jean Liedloff [1] fait entre une éducation « centrée sur l’enfant » et une éducation « centrée sur l’adulte », c’est-à-dire « centrée sur le désir de l’enfant de devenir adulte ». Parmi les Yekwanas qu’elle décrit, les adultes s’occupent de leurs enfants tout en vaquant à leurs occupations et ne créent pas des environnements artificiels spécialement pour eux. Simplement, ils intègrent leurs enfants à leur environnement, pour le plus grand bonheur de ceux-ci.
1 Le Concept du continuum, Éditions Ambre (2006).
0 commentaire