Le jeu est une activité dont les humains n’ont pas l’exclusivité puisque d’autres animaux jouent aussi. Ce fait nous incite naturellement à penser que le jeu est instinctif et qu’il a une fonction biologique, c’est-à-dire qu’il est un processus concourant au fonctionnement, au développement et à la stabilité de l’individu voire du groupe. Mais la notion de fonction pose elle-même problème car cela revient à expliquer un phénomène par ses effets, qu’ils soient observés ou déduits, ce qui est un genre de finalisme. Or attribuer une finalité à une activité qui, précisément, semble n’en avoir aucune autre qu’elle-même (ce qu’on appelle le pur jeu) ou l’amusement (même le plus absurde [1]), qui semble donc gratuite et improductive, en tout cas à court-terme, n’est-ce pas une tentative de résoudre le scandale de l’absence de sens ? Pourtant, c’est sans doute au sein de cette béance, de cette irrationalité, qu’éclot la liberté du joueur et peut-être même la forme la plus pure de liberté chez les animaux, dont nous sommes.

Le jeu n’apporte pas de bénéfice matériel ou immatériel direct au joueur et dans la conscience de celui-ci, il n’a aucun autre but que lui-même et le plaisir qu’il procure, bien qu’on puisse parfois mettre consciemment en place un jeu « pour se changer les idées », se divertir d’un quotidien trop stressant ou pour faire plaisir à ses enfants. Mais souvent, dans ce dernier cas, précisément, « on se prend au jeu » et on s’amuse autant qu’eux. L’historien néerlandais Johan Huizinga [2] remarque qu’à ce titre, de très nombreuses activités humaines peuvent être assimilées à des jeux tels les jeux de langage, la poésie, les mythes, les raisonnements, la musique, la danse, le sport, la mode, les cérémonies, les procès… Ainsi, si certaines activités ne sont pas clairement reconnues comme des jeux (définis par un nom et des règles), elles n’en ont pas moins une nature ludique. Le ludique peut prendre, dès lors, place dans un espace-temps qui lui est consacré, celui du déroulement du jeu. Mais il peut aussi s’immiscer dans toutes sortes d’activités humaines, comme une irruption de l’irrationalité dans la rationalité du quotidien.

Jouer pour apprendre

L’on dit souvent que le jeu est une pratique infantile et que les enfants ont besoin de jouer. L’idée qu’il s’agisse d’un besoin est probablement induite par le fait que l’on serait bien en peine d’empêcher un enfant de jouer. Car dès qu’ils le peuvent, c’est-à-dire dès qu’on ne leur impose pas de tâches qui ont une finalité précise (souvent davantage déterminée par et pour les adultes que par ou pour les enfants eux-mêmes), les enfants jouent. Et la plupart du temps, c’est au jeu libre qu’ils s’adonnent. Le psychobiologiste Peter Gray parle de « pulsion de jeu [3] » ou « esprit ludique ». C’est la curiosité naturelle des enfants couplée à leur esprit ludique qui leur permet d’apprivoiser de nouveaux environnements.

Le philosophe allemand Karl Groos [4] fut le premier à considérer le jeu comme une fonction biologique, un instinct par lequel l’animal met en pratique, développe, affine afin de les rendre efficaces, ses autres instincts qui le déterminent à tel ou tel comportement. « Du point de vue de l’évolution et de la biologie, le jeu est le moyen par lequel la nature s’assure que les jeunes mammifères, jeunes humains compris, s’exerceront et maîtriseront les compétences qu’ils ont besoin de développer pour survivre et prospérer dans leur environnement [5] », explique Peter Gray. Selon Karl Groos, le jeu est une façon de pallier, par l’expérience, les insuffisances du patrimoine génétique. Tout cela explique certes pourquoi les jeunes animaux, et les enfants, jouent davantage que les aînés : ils ont davantage de choses à apprendre. Peter Gray constate que plus le mode de vie d’un animal dépend de ses apprentissages, plus celui-ci est joueur mais aussi qu’on peut deviner le type de jeu d’un animal si on connaît les compétences qu’il doit développer pour se nourrir et se reproduire. Il propose par ailleurs une typologie [6] des jeux enfantins qui est fonction des compétences humaines de base ayant pour but la survie : les jeux physiques, les jeux de langage, les jeux d’exploration, les jeux de construction, les jeux d’imagination, les jeux sociaux. Il est évident que toutes les communautés humaines ont compris, et cela probablement très tôt dans l’histoire de l’humanité, que le jeu était facteur d’apprentissage et on retrouve dans toutes sortes de cultures des jeux et jouets, conçus et fabriqués par des adultes, dont la finalité est clairement de permettre aux enfants de maîtriser par le jeu une compétence nécessaire à la survie. La pédagogie a bien compris les enjeux du jeu qui s’est vu, dès lors, attribuer une finalité à moyen et long terme : la formation de ceux qui perpétueront le groupe. Et voici la machine à produire du sens qu’est notre entendement, soulagée qu’il existe une fonction au ludique…

C’est aussi toute une éthique de la rationalité mais aussi de la productivité qui est satisfaite que le jeu, en plus d’avoir une raison d’être, soit productif et indirectement crée des biens et des richesses. Et l’on peut dire que plus les expressions culturelles [7] d’une population sont nombreuses et variées, plus les jeux proposés aux enfants de cette population le sont aussi. Cependant, nous voyons ici un écueil à cette rationalisation du jeu : celui-ci risque en effet d’être inféodé à des objectifs autres que lui-même et donc de perdre son caractère même de jeu. Cette perte du caractère ludique est synonyme de perte de liberté et, pour beaucoup d’enfants, de perte d’intérêt. C’est souvent le cas des jeux dits éducatifs dont la finalité affichée est de permettre à l’enfant d’acquérir, supposément en s’amusant, une notion ou une compétence du programme d’apprentissage élaboré par les éducateurs. Mais heureusement, les enfants ont tendance à détourner les objets de leur finalité conventionnelle, et cela à leur avantage, celui de l’amusement. C’est typiquement dans ce genre de dérogation à la convention, dans le fait de se glisser entre les lignes des règles du jeu, dans la « marge de jeu » qu’offre un objet que se crée l’espace de liberté.

 Un rapport ambigu au jeu

Que serait le jeu qui se poursuit quand les enfants ont grandi si le jeu se limitait à une fonction d’apprentissage, en douceur, dans la sécurité, sans enjeu vital, des compétences nécessaires à la vie adulte ? Certes, on continue assurément d’apprendre tout au long de sa vie. Mais il nous semble que, même pour les enfants, le jeu transcende les fonctions que la psychobiologie lui assigne et auxquelles certaines tendances pédagogiques voudraient le restreindre. Les adultes continuent de jouer même s’ils ont besoin, au sens biologique du terme, d’apprendre en proportion bien moins de choses que les enfants. Ils peuvent même avoir une pratique ludique intense. Cette « anomalie » du jeu adulte peut peut-être nous aider à comprendre la nature profonde du jeu.

On distingue souvent les activités ludiques des activités dites sérieuses. Comme il n’y aurait aucun enjeu vital immédiat dans l’activité ludique, celle-ci ne pourrait pas être sérieuse. Une activité sérieuse, c’est par exemple préparer le dîner, faire le ménage, tondre la pelouse. Les activités ludiques sont d’ailleurs parfois dépréciées précisément en raison de leur « inutilité » ou de leur improductivité immédiate, et cela même quand on a reconnu au jeu une fonction d’apprentissage. Elles le sont encore davantage quand elles concernent des adultes, accusés de perdre leur temps alors qu’il y a des choses bien plus importantes et urgentes à faire dans la maison (comme aider un compagnon à débarrasser la table) ! Dans leur besoin de rationalité et de productivité, les adultes ont tendance à classer les jeux en deux catégories : pour faire court, les bons et les mauvais. En fait, notre rapport au jeu est ambigu depuis longtemps. Le philosophe grec Aristote (384-322 av. J. C.) condamnait déjà toute forme de jeu. D’autres admettent la pratique du jeu, mais uniquement celle de « bons » jeux, qui servent des objectifs « nobles », et si elle est raisonnée. Presque tous les penseurs ont, avant le 20e siècle, appréhendé le jeu en termes manichéens, tantôt décrié comme perte de temps, cause d’aliénation, de renfermement, de perte de repères ou glorifié comme moyen de communiquer, de gérer les conflits, de se socialiser, de découvrir, de se divertir. Les jeux font ainsi l’objet d’une évaluation éthique, selon qu’ils constitueraient un avantage ou un désavantage pour le plein développement des capacités physiques, intellectuelles, éthiques d’un individu ou pour la stabilité d’un groupe. En d’autres termes, le jeu « appelle l’évaluation de sa valeur sociale [8] » ; il doit être pédagogique pour les enfants, et ne pas détourner des rôles que la société définit pour chacun quand il s’agit des adultes. Il apparaît ici que le rôle que la société assigne aux enfants est celui d’apprendre les comportements qui permettront de la perpétuer dans sa forme actuelle. Mais le fait ludique est peut-être la raison pour laquelle les sociétés subissent des mutations. Car le jeu permettrait, selon Johan Huizinga pour qui la distinction entre le sérieux et le ludique doit être dépassée, de produire de la culture. D’après le philosophe néerlandais, les jeux fondent la civilisation : « la culture naît sous forme de jeu, la culture, à l’origine, est jouée [9].

Le jeu n’est pas seulement un moyen de représenter le monde et notre rapport au monde (fonction symbolique [10]) ou de comprendre le monde, il ne fait pas que représenter l’interprétation du monde d’une communauté, il produit le monde. Car le jeu est un rapport créatif avec le monde, qui permet de construire sans cesse de nouveaux rapports, et « c’est parce qu’il y a du “jeu” (ou une “marge de jeu”) que le monde peut être produit, que des choses différentes peuvent advenir [11] ».

 Le jeu comme liberté

Pour Peter Gray, « le jeu est avant tout une expression de la liberté [12] ». On ne peut pas l’identifier par la forme du comportement de celui qui joue car il est essentiellement une attitude mentale et un mode d’expérience du monde. Chaque culture retient les aspects du jeu qui lui semblent pertinents et en relègue d’autres au rang de futilité ou d’aberration. Cependant, ce n’est pas parce qu’une activité n’est pas identifiée comme jeu que la fonction ludique n’y est pas opérante. De deux personnes exécutant les mêmes tâches, l’une peut être dans le jeu, l’autre non. De plus, si certaines activités peuvent être du jeu pur (ce qui est plus souvent le cas chez les enfants que chez les adultes), d’autres comportent des degrés variables de ludisme ou d’esprit ludique. C’est donc à chacun que revient de caractériser son activité comme ludique ou pas. Or la caractéristique fondamentale du jeu, c’est la liberté de celui qui s’y adonne, sans contrainte physique ou morale. D’après Peter Gray [13], des expériences ont montré que les adultes qui sont libres d’organiser leur travail le vivent comme un jeu, même quand il est difficile. En fait, presque toutes les activités humaines, même les plus nécessaires comme manger ou se protéger du froid ou du chaud, peuvent être ou sont, à un moment ou un autre, « possédées » par l’esprit ludique (manger se transforme en art culinaire, se protéger du chaud ou du froid devient architecture ou art décoratif, etc.). Le jeu, dès lors, ne s’oppose pas à d’autres activités humaines qui seraient non ludiques ou sérieuses (on peut jouer avec le plus grand sérieux), il est une façon différente d’agir dans le monde. En cherchant à reconnaître le ludique dans une activité, on reconnaît d’abord ce qui est libre. Le jeu n’est possible et pensable que lorsqu’un flux de liberté vient détricoter le déterminisme de l’univers. Bien sûr, le jeu a des règles : chaque jeu détermine les règles qui ont cours dans l’espace-temps qu’il circonscrit provisoirement. En cela, il produit un certain ordre (Johan Huizinga parle de rythme et d’harmonie) et du sens. Le jeu est la logique qui sous-tend celle de la découverte et de la création. Combien de nouvelles idées ou de nouvelles représentations du monde sont issues d’un jeu qui consistait en changer les règles du jeu ! Car l’ultime liberté du joueur est sans doute de quitter le jeu ou de refuser d’en jouer les règles : il en est ainsi des hérétiques, des objecteurs de conscience, des révolutionnaires, des inventeurs, etc., qui ne veulent plus « jouer le jeu » et créent un nouveau monde doté de nouvelles règles. Dans le jeu, on ne recherche ni le vrai, ni le faux, ni le bon, ni le mauvais, on recherche simplement le possible dans le cadre qui est construit. Et comme il a trait à la création, le jeu possède une dimension profondément esthétique.

1 Ne répondrait-on pas « je m’amuse » à quelqu’un qui nous prendrait en train d’accomplir une tâche aussi insensée que découper un spaghetti en autant de morceaux que possible ?

2 Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu,1938 (Éditions Gallimard,1988).

3 Libre pour apprendre, 2013 (Éditions Actes Sud, 2016).

4 « Les Jeux des animaux », 1898, et « Les Jeux des humains »,1899. Non traduits en français.

5 Peter Gray, op. cit., p. 169.

6 Ibid., p. 172 et suiv.

7 On entend ici « culture » au sens de l’ensemble des formes acquises de comportement dans une société.

8 Le Libre Jeu. Réflexion sur l’appropriation de l’activité ludique, Maude Bonenfant (Éditions Liber, 2015), p. 12.

9 Cité par Maude Bonenfant, op. cit., p. 15.

10 Voir Eugen Fink, Le Jeu comme symbole du monde,1960 (Éditions de Minuit, 1966).

11 Maude Bonenfant, op. cit., p. 19.

12 Peter Gray, op. cit., p. 197.

13 Ibid., p. 199.


1 commentaire

Le syndrome du déficit de nature · 15 novembre 2018 à 1 h 08 min

[…] Gravitent en effet autour de cette question du syndrome de déficit de nature, la question du risque encouru par les enfants et, corrélée à celle-ci la question du jeu libre. On pourra sur ce point lire deux articles pointant majoritairement cette question, un en anglais, Why the Danes encourage their kids to swing axes, play with fire, and ride bikes in traffic, et un en français, Jouer c’est la liberté ! […]

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