Il est de notoriété publique que l’exploitation industrielle des animaux est considérablement polluante, qu’elle accroît les inégalités sociales entre les pays consommateurs des « produits » animaux, en général les pays du Nord, et les pays producteurs de la nourriture destinée aux animaux d’élevage, en général les pays du Sud qui voient leurs surfaces agricoles accaparées par la demande soutenue des pays riches, qu’elle implique une grande violence envers des êtres vivants dont il est évident qu’ils sont des êtres sensibles et conscients. Elle pose ainsi un problème éthique d’envergure puisqu’elle compromet le bien-être et la survie de plusieurs populations ; celle bien sûr des animaux d’élevage, celle des habitants des pays du Sud, mais également celle des habitants des pays du Nord dont la santé est menacée par la pollution environnementale induite par l’élevage industriel. Il est donc logique de se demander si le véganisme ne serait pas une nécessité écologique, sociale et éthique.

En effet, quand on observe les conséquences dramatiques de l’exploitation industrielle des animaux sur l’ensemble du vivant, le véganisme semble une réponse adéquate : si l’on pouvait s’abstenir de consommer des produits animaux, l’on réduirait considérablement son empreinte de souffrance humaine et non humaine, en plus de réduire son empreinte carbone [1]. Des études comparent les empreintes écologiques des végétaliens et des omnivores et concluent à une supériorité du régime 100 % végétal même par rapport à un régime omnivore « locavore [2] » : Manger 100 % végétal réduirait de 87 % son empreinte écologique (contre seulement 8 % pour les régimes bios non végétariens [3]). Mais même si le végétalisme ne réduisait pas cette empreinte écologique, voire l’augmentait, certains pourraient tout de même le juger préférable à la souffrance que l’exploitation des animaux, qu’elle soit industrielle ou pas, du reste, cause, la valeur d’un être sensible étant incommensurable [4]. Supposons plutôt que la vaste majorité des véganes sont des personnes pragmatiques qui n’ont aucune envie de mourir. La protection de la nature pourrait sembler secondaire si sauver la nature ne permettait pas de nous sauver. La nature n’a pas besoin de nous, mais nous, avons besoin d’elle. Si l’on admet cela, et l’on n’a sans doute pas d’autres choix que de l’admettre, il faut se poser la question des conséquences globales d’un végétalisme généralisé. Car même s’il est indubitable que l’exploitation industrielle des animaux représente un désastre, et que, de ce fait, elle doit être cessée, on ne peut en conclure rapidement que le végétalisme est la solution de remplacement appropriée. Le véganisme est un choix alimentaire et éthique qui ne devrait faire l’objet d’aucune stigmatisation. Mais il n’est pas évident que sa généralisation soit souhaitable, contrairement à ce que prônent certains militants dont l’argumentation est émaillée de quelques mythes, sur la physiologie humaine et sur l’agriculture notamment. Exhiber ces mythes n’est en aucune façon une manière de remettre en cause le choix végane individuel. Mais cela donnera une autre perspective sur le fantasme d’une humanité végane.

Peut-on se passer de protéines animales ?

Les populations végétariennes de l’Inde vous répondront que l’on peut tout à fait se passer de viande ; ils ont plus de deux mille ans d’expérience de la chose ! Plusieurs instances sanitaires le confirmeront (par exemple, l’Académie de nutrition et de diététique américaine dans son dernier rapport publié en mai 2015). Quand il s’agit d’exclure toute protéine animale, pas seulement la viande mais aussi les « sous-produits » animaux, la réponse est moins nette et les mises en garde et incitations à la prudence et à la complémentation en diverses vitamines se multiplient. Selon une étude autrichienne mentionnée, l’incidence des dépressions, d’allergies, de cancers est plus importante chez les végétariens. D’après le Dr Robert Nataf, médecin biologiste, l’apport des protéines animales, dans le cadre d’un régime sain et équilibré, est indispensable, bien qu’il admette qu’elles ne sont pas essentielles à la vie, mais plutôt à l’optimisation des fonctions et de la vitalité des organes. Les protéines animales auraient, par exemple, un effet stimulant sur l’humeur, augmenteraient la masse osseuse et musculaire, améliorant les performances de l’appareil locomoteur. Ces affirmations déclencheraient assurément des rires moqueurs parmi quelques athlètes nourris aux fruits frais dont nous parlent Douglas N. Graham [5] ou Gary Yourofsky [6]. Mais les arguments, notamment anatomiques, de la théorie de l’homme herbivore (ou frugivore) ne semblent guère étayés. Le fait de ne pas posséder de canines tranchantes, d’intestins courts ou de griffes n’implique pas que nous ne soyons pas physiologiquement aptes à digérer des protéines animales ; cela signifie simplement que nous n’avons pas évolué à partir d’une lignée de carnivores. Mais nous avons évolué autrement et acquis certaines aptitudes des carnivores grâce aux interactions entre notre bagage génétique et notre culture et notre technologie. D’après l’archéo-anthropologue Gilles Loison-Weinstein, il est « vain de trouver une origine du végétarisme dans le lointain passé de l’homme » et le caractère omnivore de l’alimentation humaine « n’a en quelque sorte pas de début dans l’histoire humaine puisque, avant même la première apparition des hominidés, il existait déjà des primates omnivores [7] ». Ce n’est pas parce qu’anatomiquement, l’homme n’est pas un carnivore et qu’il existe des végétaliens (assez rares il faut l’admettre) en excellente santé que l’homme est « fait » pour manger des végétaux et rejeter les produits animaux. L’idée même d’être « fait » pour quelque chose introduit un élément de finalisme saugrenu dans le cadre scientifique évolutionniste actuel. En tout état de cause, à simplement considérer des arguments anthropologiques et biologiques, la réponse à la question du régime alimentaire souhaitable pour l’homme n’est pas évidente. Elle l’est encore moins quand des études scientifiques sur l’impact sanitaire des différents régimes alimentaires se contredisent (à tout le moins en apparence) et cela arrive si souvent qu’on ne saurait plus à quel saint se vouer.

Peut-on survivre à l’agriculture ?

Selon les véganes, puisque l’agriculture nous permet de nous nourrir sans consommer des animaux, il devient immoral de les tuer. Mais avons-nous la certitude qu’une subsistance fondée sur l’agriculture soit une stratégie pérenne ? C’est la question que pose Lierre Keith dans Le Mythe végétarien, nourriture, justice, pérennité [8]. Les animaux évoluent normalement dans des écosystèmes matures, dominés par des espèces vivaces. Au contraire, l’alimentation de la grande majorité des humains est, depuis l’invention de l’agriculture, basée sur des espèces annuelles qui doivent être resemées, ce qui, en plus d’être à l’origine d’une privatisation de la nourriture et donc d’une hiérarchisation sociale, induit une dépendance vis-à-vis d’un système extrêmement coûteux en énergie et destructeur d’écosystèmes entiers. Notre espèce et ses « alliés », c’est-à-dire toutes les espèces vivantes dont elle dépend, et qui dépendent d’elle [9] et avec lesquelles elle « co-évolue » monopolisent des ressources au détriment d’autres espèces, animales et végétales [10] et risquent, à terme, de compromettre leur propre survie. Ainsi, le problème ne serait pas tant que, pour nourrir les animaux qui nous nourrissent, nous utilisions trop de surface (au détriment d’autres populations, humaines et non humaines) mais que notre stratégie alimentaire serait évolutivement inefficace voire suicidaire (l’agriculture entraîne une perte des sols par érosion hydrique et accentue la désertification). Si à cela, on ajoute les problèmes de santé induits par une consommation importante de céréales [11], notre foi en l’agriculture et en sa capacité à nourrir végétalement l’humanité et à sauver les hommes et les bêtes peut s’en trouver ébranlée.

Une solution pour sortir de cette spirale de destruction serait de copier les dynamiques des écosystèmes naturels qui sont riches, autonomes et efficaces, comme on essaye de le faire en permaculture. Mais pour cela, il faudrait renoncer au paradigme industriel de croissance. Or, à l’heure actuelle, il semble impossible de nourrir plus de six milliards d’individus sans agriculture industrielle. Nous serions déjà trop nombreux pour vivre de systèmes permaculturels (semi-)extensifs (potagers, forêts comestibles, espaces (semi-)sauvages avec gibier) et laisser des zones dépourvues de présence humaine [12].

Alors, à défaut d’être nécessaire, il semble qu’une alimentation majoritairement végétale soit souhaitable à condition d’envisager un mode de production pérenne et juste de nos ressources alimentaires. Car vivre, c’est se nourrir, et se nourrir, c’est se relier aux autres espèces, populations, individus, vivants dans un rapport beaucoup plus complexe que celui, souvent retenu par une vision quelque peu manichéenne et limitée de l’homme et de la nature [13], de mangeur/mangé, dominant/dominé (même si de fait, actuellement, les humains et leurs alliés végétaux et animaux livrent une guerre sans merci à ceux qui les menacent). Le véganisme a le mérite de questionner notre fonctionnement actuel fondé sur l’exploitation industrielle des animaux, ce qui est une étape nécessaire vers le souci global du vivant. En ce qui concerne l’éthique animale, une fois qu’il a été admis que la fin de l’exploitation industrielle des animaux est une nécessité urgente, c’est sans doute à chacun individuellement, et pas à des instances juridiques, de juger de la nécessité morale du véganisme. Au final, le véganisme est toujours et avant tout une nécessité intérieure qui précède l’énonciation de ses raisons.

1 L’empreinte carbone est un indicateur destiné à caractériser la pression exercée par une population en termes d’émissions de gaz à effet de serre, dioxyde de carbone, méthane, protoxyde d’azote.

2 Le locavore consomme majoritairement des produits locaux, frais et de saison, s’approvisionnant dans un rayon de cent soixante kilomètres maximum autour de son domicile. Voir Alternatives végétariennes, n° 120, été 2015, p. 13-14-15

3 Source : Foodwatch, 2008.

4 Gandhi affirme, par exemple, dans son Discours au meeting de la Société végétarienne de Londres, le 20 novembre 1931 : « Si on me disait que je mourrais si je ne prenais pas de bœuf ou de thé de mouton, même après avis médical, je préférerais la mort. »

5 Voir Le Régime 80/10/10, Éditions Myriadis (2015).

6 Voir la vidéo Youtube intitulée « Le Discours le plus important de votre vie » : https://www.youtube.com/watch?v=9ivPJUypbVs

7 « Comment se nourrissaient les hommes préhistoriques ? », Alternatives végétariennes, n° 119, printemps 2015, p. 46-48.

8 Éditions Pilule rouge, 2013.

9 La Botanique du désir de Michael Pollan, Éditions Autrement (2001) offre une vision originale de la relation de l’homme à la nature, où on ne sait plus qui, d’entre l’homme et la pomme, par exemple, domestique l’autre. Lierre Keith dans l’ouvrage cité propose le même point de vue mais appliqué aux animaux domestiqués. Et si l’on adopte le raisonnement de Richard Dawkins dans Le Gène égoïste (Éditions Odile Jacob, 2003), on voit que, en les domestiquant, les humains ont disséminé les gènes de leurs alliés aux quatre coins du globe.

10 Dans l’absolu, un animal a-t-il davantage le « droit » de vivre qu’un végétal ? La carotte, ni plus ni moins que le cochon, ne « veut » mourir, en témoignent les stratégies sophistiquées développées par les plantes pour ne pas être mangées à certaines étapes de leur développement, comme par exemple, celle qui consiste à envoyer des informations chimiques qui attirent les prédateurs des ravageurs qui les assaillent. Et si l’on n’entend pas le « cri de la carotte » cher à Sandrine Delorme, c’est peut-être parce que nous n’avons pas les sens pour ce faire. Se fonder sur la perception de la souffrance pour déterminer ce que nous avons le « droit » ou pas de faire semble hasardeux et restrictif.

11 Voir Ces glucides qui menacent notre cerveau, Dr David Perlmutter, Éditions Marabout (2015). Par ailleurs, d’après l’article « Biological changes in human populations with agriculture », CS Larsen, Annual Review of Anthropology 1995.24:185-213, on note une nette diminution de tous les indicateurs de santé lors du passage à l’agriculture il y a dix mille ans.

12 Voir le blog https://madeinearth.wordpress.com qui propose des solutions de type systèmes permaculturels intensifs à défaut de solutions « primitivistes » plus radicales (le primitivisme implique un rejet radical de la révolution industrielle et productiviste considérée comme la source principale des différentes formes d’aliénation qui pèsent sur la liberté humaine). Sur la permaculture, voir https:// www.permaculture.fr

13 Vision manichéenne qui ne naît pas par hasard puisqu’elle découle de la prise de conscience douloureuse des dégâts causés par l’hyper-exploitation humaine de la nature.

Catégories : Anthropologie

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