Dans la première partie de cet article, publiée la semaine dernière, j’ai évoqué le conflit engendré par, d’une part, le projet parental de former des adultes autonomes, sûrs d’eux, confiants, épanouis et, d’autre part, ce qui, en général, ne fait pas réellement l’objet d’un projet mais se révèle plutôt une exigence au quotidien, à savoir se faire obéir, et si possible sans taper, crier, punir, manipuler. Une gageure que vous pouvez soutenir !

Quand on ne s’embarrasse pas d’éducation non-violente, les méthodes éducatives traditionnelles, coups, cris, punitions, chantage, manipulation, etc., pour la plupart « behavioristes » puisqu’il s’agit de conditionner un comportement (d’observance d’une règle, d’un interdit, d’un ordre, d’une demande) ont fait leurs « preuves » : soit elles annihilent la volonté des enfants qui les ont subies, soit elles produisent des « rebelles », et aucune de ces deux issues n’est vraiment prévisible. L’on retombe alors sur les deux extrêmes de l’alternative envisagée dans l’article précédent, dont on a convenu qu’elle n’était guère souhaitable ; obéir ou désobéir. Mais vous avez sans doute déjà remis en cause la valeur de la « pédagogie noire » comme la nomme Alice Miller, vous savez que les coups et les cris provoquent des blessures psychiques à long terme, vous savez qu’un enfant puni ne tire aucune leçon de sa punition dont il ne sort que frustré et humilié, que le chantage est source d’aliénation et de colère, que la manipulation est une atteinte au libre arbitre et à la dignité. Et vous ne voulez pas de cela pour votre enfant pour lequel vous avez un tout autre projet. Mais les désirs, les projets des parents se heurtent aux impondérables réalités du quotidien qui les font souvent vaciller.

Quand ils entendent pour la première fois parler d’éducation non-violente, de nombreux parents comprennent celle-ci en termes de ce qu’ils ne « peuvent/doivent plus faire » (fesser, terroriser, punir, etc.). Alors ils s’interrogent sur les « alternatives » aux méthodes violentes, ils recherchent « d’autres façons de faire » plus respectueuses de l’intégrité physique et psychique de l’enfant. Que veulent-ils « faire » au juste ? Pourquoi devraient-ils « faire » des choses ? Si ce n’est pour continuer à obtenir l’obéissance, mais sans crier ni taper ? C’est ainsi souvent qu’ils acquièrent une mauvaise compréhension des méthodes de communication non-violente dont le but se trouve réduit à communiquer son exigence cependant de façon douce. Or l’exigence d’une personne peut également être perçue comme une violence faite à la personne à laquelle elle est adressée, même de façon « non-violente ». Je me rappelle d’une réponse que Claude Didierjean-Jouveau a faite, lors d’une conférence, à une maman qui lui demandait « mais que peut-on faire alors ? » : elle a répondu simplement « Il n’y a rien à faire. » Et si en effet, nous envisagions de « ne rien faire », de simplement « lâcher prise » ?

Des besoins concurrents

L’obéissance n’est pas, sauf en des cas pathologiques, un fantasme de parents pervers. La volonté obtuse de se faire obéir peut être la reproduction compulsive de l’éducation que nous avons reçue de nos parents et, à vrai dire, c’est souvent le cas. Mais, plus concrètement, la volonté de se faire obéir provient dans la grande majorité des cas d’un conflit entre des besoins ou des projets. Vous projetez d’aller chercher votre grand à la sortie des classes et votre petit refuse de s’habiller. Vous avez besoin de cinq minutes pour régler un problème administratif par téléphone et votre enfant vous réclame une attention absolue et exclusive. Vous avez prévu de quitter séance tenante le Cafézoïde [1] et votre enfant s’assoit sur le bord du trottoir pour manifester sa volonté de ne pas vous suivre. Vous êtes tellement épuisé que vous ne supportez aucun bruit et votre enfant saute sur le canapé en poussant des cris de furie. Vous lui demandez de ranger sa chambre parce que vous ne voulez pas le faire à sa place. Les situations de conflit de besoins ou de projets sont innombrables. Elles semblent inévitables car notre vie et celle de notre enfant peuvent être tellement décalées, « dissonantes » ; rythmes, horaires, buts, points de vue divergents. Votre enfant ne veut pas se coucher car il se livre à une activité passionnante. De son point de vue, il n’a aucune contrainte qui nécessiterait qu’il l’interrompe. Mais vous savez que vous devez tous deux vous lever de bonne heure le lendemain afin que vous puissiez vous rendre au travail.

Des objectifs incompatibles

Alors parfois (un « parfois » qui a une fâcheuse tendance à devenir un « souvent »), on « craque », on abandonne ses principes, qu’on peut même être tenté de qualifier d’impossibles ou d’irréalistes, on lâche un chantage, une punition, une tape… Juste pour en finir avec cette lutte épuisante et obtenir enfin ce dont on a besoin. Si seulement, à cet instant, on pouvait se rappeler le projet qu’on a conçu pour son enfant : lui donner une éducation respectueuse qui lui permettra d’être un adulte heureux, épanoui, équilibré, autonome, confiant, assuré, créatif, joyeux… Cet objectif à long terme ne peut être compatible avec l’objectif à court terme de se faire obéir. Car ce qu’on ne comprend pas toujours, c’est, d’une part, que le futur adulte épanoui et libre se construit dans le présent de l’enfant et, d’autre part, que les conséquences des actes qui visent à imposer sa volonté sont bien plus étendues dans le temps, bien postérieures à l’instant où ces actes sont censés produire leur effet. Se faire obéir, en somme, ça peut fonctionner « sur le coup » à court terme, mais pour quel effet à long terme ? Et la liberté, la confiance, l’estime de soi, etc., ne sont pas des qualités à obtenir plus tard, mais tout de suite.

Stoïcisme parental

Devrez-vous pour autant vous « sacrifier », dire « amen » au moindre « caprice », ne ferez-vous pas de votre enfant un tyran s’il est libre de désobéir, de refuser la moindre de vos demandes ? Ce sont les questions que les parents s’empressent en général de formuler quand on évoque l’inacceptabilité des châtiments et humiliations ou la priorité à accorder aux besoins de l’enfant, comme si ne pas céder aux comportements « fermes » impliquait forcément un renoncement, un « laisser faire », le chaos. Voyons les choses autrement. Quand Claude Didierjean-Jouveau dit de « ne rien faire », il s’agit de ne rien faire « sur » l’enfant. En revanche, il y a assurément beaucoup à faire « sur » le parent. « Ne rien faire », c’est ne pas tenter de modifier le comportement de son enfant tant qu’on n’a pas envisagé s’il était possible, véritablement possible, en faisant tomber le plus de contraintes et conditions possibles (soyez audacieux !), de modifier d’abord son propre comportement. Descartes, en bon stoïcien qu’il était, s’était fixé pour but de changer l’ordre de ses désirs plutôt que l’ordre du monde ; ce n’est pas une position de perdant comme le pensent certains, mais une stratégie puissamment féconde. Vos désirs vous appartiennent ; le monde, votre enfant, eux, ne vous appartiennent pas, vous ne pouvez donc pas en disposer librement. Lâcher prise est la clé ; lâcher ses idées préconçues qui empêchent d’envisager une solution originale, lâcher ses théories, ses principes qui ne résistent que rarement à l’épreuve du réel, lâcher ses peurs… Si vous revoyez vos exigences, vos besoins comparés à ceux de votre enfant (selon une échelle de proportionnalité qui tienne compte de vos capacités respectives à supporter une frustration), il n’y a plus de désobéissance, il n’y a plus de tyrannie ; ce n’est pas votre enfant qui est libre de vous désobéir, c’est vous qui n’avez plus besoin de vous faire obéir. Ce n’est pas la prise en compte de ses besoins qui rend un enfant tyrannique, ce serait plutôt l’inverse, s’il n’est pas résigné, et c’est surtout l’incohérence, l’inconstance, parfois même l’arbitraire des réactions adultes, tantôt permissives, tantôt contraignantes.

Osez demander à votre interlocuteur téléphonique de vous accorder un moment pour écouter votre enfant, asseyez-vous sur le bord du trottoir avec lui le temps qu’il défronce ses sourcils, cessez de penser que sa chambre devrait être rangée, respirez profondément, adoptez son point de vue, son regard pour mieux relativiser les vôtres, souriez…

1 Merveilleux lieu d’accueil pour les enfants et leurs parents proposant de nombreuses activités, situé à Paris, dans le 19e arrondissement : https://www.cafezoide.asso.fr

Catégories : Éducation

3 commentaires

claire · 16 avril 2018 à 1 h 26 min

Merci! je plussoie.

Sylvain · 17 avril 2018 à 15 h 56 min

Beaucoup de beaux concepts, de critiques justifiés de la force et de l’autorité… pour zéro débouchés, en ce qui me concerne. Prendre le temps d’écouter pleurer mon enfant sur le trottoir, je le fais très très souvent. Ecouter ses désirs, lâcher prise…c’est sûr. Être disponible. Bienveillant. Généreux. Et toujours vient un moment où je ne suis pas un être 100% disponible, je suis pris par une urgence, une urgence pour moi, pas pour l’enfant, ou que j’ai un interlocuteur à qui je n’ai pas envie de faire attendre 15 minutes que je parle à mon enfant, ou que j’ai envie de faire passer en priorité. Parce que en face du droit des enfants à ne pas être humiliés, soumis, il y a le droit des parents à ne pas être humiliés ni soumis. Et donc on n’éludera pas l’exercice du droit du parent qui un moment, s’opposera à l’enfant. Et l’enfant utilisera la force, la violence, la manipulation affective, etc… ou aussi arrivera un moment ou l’un des enfants exercera un traitement humiliant, violent ou cruel sur un autre enfant. Ce sont des cas qui arrive tous les jours dans une famille, et qui restent même après avoir nettoyer ses propres violence, excès d’autorité, reproduction du besoin d’être obéi… Cet article s’arrête à ce seuil et c’est dommage.

Daliborka Milovanovic · 17 avril 2018 à 17 h 50 min

Merci Sylvain pour ce commentaire circonstancié. Ce que j’écris ici n’est pas le produit d’une spéculation désincarnée mais le partage d’une expérience vivante mise en mots. Les mots malheureusement figent la réalité en un discours qui, en effet, peut sembler trop abstrait, trop conceptuel. C’est là tout le problème du langage. En même temps, plutôt que de voir la limite, pourquoi ne pas voir ce que ces mots peuvent ouvrir ? Admettez que ce n’est pas une réflexion commune que l’on retrouve dans les magazines qui jonchent les tables basses des salles d’attente. La brèche étant faite, c’est à chacun de créer son expérience de relations respectueuses. Je m’assois sur le bord des trottoirs. Mais parfois aussi j’impose à mes enfants des situations qui leur sont inconfortables. Mais ce qui compte, c’est l’accueil, la reconnaissance de la frustration ou de la colère, que ce soit quinze minutes ou deux heures plus tard (voir ma critique sur le formalisme des méthodes de communication non violentes). Et pourquoi ne feriez-vous pas attendre votre interlocuteur quinze minutes le temps que votre enfant se calme ? Soit votre interlocuteur se fâche car il n’admet pas qu’on puisse mettre la priorité sur son enfant ; et alors ? les sociétés occidentales sont bien les seules à supposer que les besoins des enfants sont inférieurs. Soit vous offrez à celui-ci un exemple exceptionnel et peut-être inspirant de ce qu’est être bienveillant. En quoi est-ce une soumission ou une humiliation d’offrir sollicitude et reconnaissance ? Le droit des parents à s’opposer à leurs enfants me semble équivalent à celui des enfants à s’opposer à leurs parents. Il n’est pas question d’éluder cela. Mais s’opposer n’implique pas forcément d’être violent. Laisser aux enfants le droit de s’opposer n’implique pas qu’ils se mettront à battre leurs parents, à moins qu’en guise d’expression de l’opposition, on ne les ai battus. La sollicitude et le respect de l’intégrité physique ou psychique de l’autre est un apprentissage qui commence dès le berceau, et il ne se fait pas que par les mots, mais aussi par les gestes, par imitation donc. J’aurais pu évoquer que ce n’est pas facile de remettre en cause une éducation violente et de lutter contre des automatismes acquis. C’est une réalité que j’évoque dans d’autres articles. Mais ce n’était pas l’objet de celui-ci. Amicalement.

Laisser un commentaire

Emplacement de l’avatar

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *