La violence n’a certes pas de sexe ; des actes de violence sont commis aussi bien par des hommes que par des femmes même si le sexe détermine différentes expressions de cette violence. Cependant, si l’on se réfère à des statistiques, la représentation du sexe masculin dans les comportements violents est largement majoritaire. Des études tendent à montrer qu’il existe une violence spécifiquement masculine dont les causes sont multiples. Cette violence masculine spécifique semble être un sujet tabou. Pourtant, c’est en la reconnaissant et en en exhibant les mécanismes que nous pourrons libérer nos garçons adorés, qui sont une merveilleuse partie de l’humanité, du déterminisme social et culturel de cette violence.

Lorsque l’on évoque la violence dans les relations humaines, c’est toujours de façon très générale et au singulier. « La violence » semble être le nom propre d’une « force », presque au sens thermodynamique du terme, un genre de constante universelle inhérente à la nature humaine. Ce n’est que très rarement que l’on parle de violences, au pluriel, de la violence, non pas comme un principe mais comme un type de relation entre des personnes ou des groupes humains, c’est-à-dire comme de quelque chose qui n’existerait pas en dehors de la façon dont des individus ou des communautés interagissent entre eux.

Problème de langage : l’éloquence de l’absence

Parler de « la » violence, c’est, d’une certaine manière, en posant qu’elle est inévitable, nécessaire, parce qu’elle serait inscrite dans notre instinct, nos gènes, nos hormones, nos structures cérébrales, « l’ordre des choses », etc., vouloir occulter le fait qu’en réalité, nous y pouvons quelque chose. Qui veut étudier les comportements violents doit abandonner les perspectives spéculatives, qui sont des idéologies à peine déguisées, et aller voir « sur le terrain » pour répondre à des questions simples : qui, quand, où et comment. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut entrevoir des réponses au pourquoi. Et c’est en cela que la notion de violence éducative ordinaire est très féconde pour comprendre les comportements violents. Mais il existe d’autres types de violence, qui ne découlent pas non plus d’une pseudo-nature violente de l’être humain, mais de processus psychologiques, sociaux, culturels, historiques, très complexes. Car comme je l’écris souvent ici ou ailleurs, l’idée de nature humaine est une catégorie de pensée relativement grossière qui ne permet pas de rendre compte de la richesse des diverses pratiques et comportements humains.

C’est ainsi que l’on a pu élaborer ces dernières décennies le concept de violence masculine (male-pattern violence). Cette notion est très dérangeante ; elle suscite souvent des réactions épidermiques, ceux qui l’évoquent pouvant être taxés de féministes radicaux. Une rapide analyse du langage employé dans les médias est fort révélatrice ; on lira de préférence des phrases ou expressions du type « une femme a été violée » (comme si le viol n’était qu’un problème de femme), on parlera de « violence domestique » ou des « femmes, victimes de la violence », des tournures qui, pour descriptives qu’elles soient, n’en sont pas moins orientées. Pourquoi une telle attitude d’évitement ? Pourquoi une telle résistance à nommer ce qui est ? Pourquoi ne lit-on pas « un homme a commis un viol » ? Si nous souhaitons en finir avec les comportements violents, nous devons commencer par court-circuiter les processus de « silencisation » ; ne pas nommer une réalité, la passer sous silence, c’est encore le meilleur moyen de la nier, et donc, en la rendant invisible, de l’entretenir !

Bourreaux et victimes tout à la fois

Il existe bel et bien quelque chose comme la violence masculine. Affirmer cela ne signifie bien sûr pas que tous les individus de sexe masculin sont violents. Le fait qu’il existe des hommes non violents est pour nous tous une lueur dans la nuit, la preuve que la violence masculine n’est pas une fatalité. Affirmer cela, c’est prendre acte des statistiques de la criminalité qui montrent qu’une écrasante majorité des actes violents est perpétrée par des personnes de sexe masculin, et c’est l’examen de ces statistiques qui a permis à des sociologues de proposer le concept de « violence de genre ». D’après ces données statistiques [1], les chiffres moyens montrent que les hommes sont accusés dans 70 à 90 % des cas de crimes et délits violents et la population carcérale est majoritairement masculine. La littérature classique dont est issue notre culture européenne annonce d’emblée le genre de la guerre. Homère nous conte, dans L’Illiade, des récits sanguinaires d’hommes se battant pour l’honneur, le territoire, la possession des femmes. Le monopole des hommes sur l’utilisation de la violence légale, c’est-à-dire dans les secteurs d’application de la loi (armée, police, gardiens de prison, agents de sécurité, etc.) parle de lui-même. De plus, ce sont quasi exclusivement des hommes qui prennent des décisions menant au conflit armé. Nous le verrons plus bas, leur identité sexuelle est étroitement corrélée à l’usage de la force.

Mais si les hommes sont les acteurs principaux de ces violences, ils en sont aussi les principales victimes puisque la violence masculine s’exerce surtout sur les hommes. D’un point de vue plus large, nous pouvons considérer que les hommes ne sont pas seulement victimes de cette violence parce qu’ils la subissent ; ils le sont même en tant qu’ils la commettent, ce qui peut sans doute être difficile à admettre pour les personnes qui ont subi des violences. C’est notamment lorsque l’on essaie de comprendre les mécanismes causaux de ces comportements que l’on peut appréhender le fait que les agresseurs sont eux aussi des victimes. Peut-être que de considérer le fait, en lien direct avec cette violence liée au genre masculin, que les hommes ont plus d’accidents et que leur espérance de vie est plus faible nous permet d’accepter leur position de victime. En tant que maman de quatre garçons, c’est une perspective à laquelle je suis particulièrement sensible. Loin de moi la tentative de nier la notion de responsabilité individuelle. Toutefois, le fait d’examiner les déterminismes psychosociaux, biologiques s’il en est, nous permet de poser la notion de responsabilité collective dans la production et la perpétuation d’un contexte culturel de violence masculine. Puisque les hommes dominent le spectre de la violence, toute stratégie de paix doit se préoccuper de cet état de fait, de ses causes et de ses conséquences pour réduire les phénomènes de violence.

D’abord, un déterminisme socioculturel

Certains ont voulu fonder la violence masculine sur des processus biologiques ou des processus évolutifs. Certains faits biologiques peuvent en effet nourrir les thèses matérialistes selon lesquelles la violence masculine relèverait du « hardware » masculin ; un cerveau non programmé pour l’empathie, des taux importants de testostérone, des taux bas d’ocytocine, etc. Mais cela ne tient pas. Des travaux relativement récents [2] nous montrent qu’il existe des systèmes cérébraux spécifiques, dits miroirs ou résonnants, que le neuroscientifique Vilayanur S. Ramachandran qualifie de « neurones empathiques », et qui permettent de rendre compte du processus d’identification à autrui et donc des phénomènes empathiques ; ces systèmes sont également partagés par les hommes et les femmes à la naissance. Les hauts niveaux de testostérone peuvent être contrebalancés par des niveaux plus importants de prolactine ; et en effet, des hommes qui sont en contact étroit avec des enfants voient leur taux de prolactine augmenter. Quant à l’ocytocine, hormone de l’amour et du plaisir, nous connaissons tous une multitude de moyens d’en accroître le niveau dans notre corps.

En réalité, la violence masculine relèverait plutôt du « software », à savoir de la façon dont les hommes sont programmés dès la naissance par leur éducation (famille, école, médias), par un certain type de structure sociale (de type patriarcal), et par une culture qui exalte un genre de masculinité féroce. Le mâle (distinction biologique) et le masculin (distinction sociale) sont deux choses différentes. La formation des genres est sociale ; on apprend à être un homme, ou une femme, et on assimile toute valeur qui distingue les individus selon le genre. Ainsi, depuis leur plus tendre enfance, les garçons apprennent à ne pas pleurer, à ignorer la douleur, à être « durs », ce que le théoricien du genre Michael Kaufman appelle le « stoïcisme viril [3] », à jouer à la bagarre, à répondre à la violence par la violence ; « Si un camarade te frappe, défends-toi, tu dois te faire respecter ! » alors qu’aux filles, on donnerait plutôt le conseil de solliciter l’aide d’un tiers adulte en pareil cas. Les garçons sont, plus que les filles que l’on pousse plutôt vers des pratiques artistiques, encouragés à faire du sport, dont la violence symbolique semble remplacer la violence concrète des conflits armés entre groupes humains (équipes sportives ou nations).

À l’origine de la violence, la violence…

Comme je l’évoquais plus haut, il existe un lien entre identité masculine et usage de la force. Les garçons « prouvent » la masculinité qu’ils sont pressés d’incarner par la pratique de la domination et de la violence. Tant de médias culturels, cinéma, littérature, télévision, etc., avec la complicité des familles, des institutions, promeuvent intensément, glorifient la force masculine dans ses modalités les plus violentes. Ils perpétuent ainsi le modèle du patriarcat, structure de domination qui n’implique pas seulement une suprématie des hommes sur les femmes et les enfants, mais également de certains hommes, les plus forts, sur les autres. Cette domination de certains hommes plus forts sur les autres commence en fait dès l’enfance en l’espèce de la domination que les adultes exercent sur leurs enfants, et plus particulièrement de l’usage de la force que font les pères sur leurs fils. Les garçons sont en effet deux fois plus maltraités que les filles [4]. D’après Michael Kaufman, les structures mentales de la masculinité se forment très tôt dans un contexte d’absence affective ou de distance émotionnelle des pères et des hommes adultes, et même quand ces derniers sont présents, la masculinité se construit par rejet des qualités associées aux soins, à l’affection, au souci des autres, traditionnellement attribuées aux femmes. Il en résulte la reproduction, par les garçons ainsi « masculinisés », de ces comportements de distanciation affective et émotionnelle, et, par conséquent, une moindre empathie, qui rend dès lors la violence possible, puisque la perception des besoins et sentiments d’autrui est court-circuitée.

D’après le sociologue Øystein Gullvåg Holter, dans une étude norvégienne de 1988, « le principal élément de prédiction sur l’acceptation par les hommes de la violence domestique contre les femmes n’était pas le passé relationnel des hommes avec les femmes ou leur type d’identité masculine, mais leur passé relationnel avec les autres hommes. Deux éléments étaient importants : une enfance ou une jeunesse brutalisées (c’est-à-dire une victimisation essentiellement par les autres garçons ou hommes) et un passé où la violence était présente dans la famille d’origine (venant essentiellement des pères) [5]. » De la même manière, pour ce qui concerne la violence dite internalisée, dirigée contre soi, le « comportement à risque » masculin, mesuré par l’implication des hommes dans les accidents de la route, est de façon statistiquement significative lié aux expériences que les hommes ont eues dans leur enfance avec un père strict [6]. Ces comportements à risque sont responsables d’une mortalité multipliée par trois par rapport aux filles à l’âge de 15 ans [7]. Également, une grande partie des émotions, peur, doute, inquiétude, peine, insécurité, honte, frustration, etc., sont, chez les hommes, niées en tant que telles et réaffectées, réorientées vers la colère, parce qu’elles ne font que rarement l’objet d’une validation. L’émotion qui est le plus souvent validée chez eux est la colère et partant, la violence. Enfin, tous ces déterminants se sédimentent sur un contexte affectif profondément confus par lequel les garçons apprennent qu’il est possible de frapper une personne que l’on aime.

La connaissance des mécanismes de la violence masculine et de ses stéréotypes, sources d’oppression et de violence, nous montre aussi les pistes pour en sortir. Réformer les genres, certes, en déconnectant par exemple le courage de la violence, l’ambition de l’exploitation. Lutter contre les structures de pouvoir des hommes, bien sûr. Mettre un terme à la tolérance sociale envers la violence masculine, évidemment. Redéfinir la masculinité, absolument. Mais surtout, notamment pour les pères, nourrir affectivement nos petits garçons, les porter, les consoler, accueillir toutes leurs émotions, favoriser l’expression de leur empathie, respecter leur personne. Toutes ces choses sont à portée de nos mains, et beaucoup plus simples que les stratégies politiques de paix, même si ces dernières sont importantes.

1 Voir : https://en.wikipedia.org/wiki/Sex_differences_in_crime#Worldwide_homicide_statistics_via_gender. Pour les homicides, voir : https://en.wikipedia.org/wiki/Homicide_statistics_by_gender. Voir aussi le bulletin statistique de l’Observatoire de la délinquance et des réponses pénales : https://www.inhesj.fr/sites/default/files/ga_27.pdf

2 Giacomo Rizzolatti et al., département de neurosciences de la faculté de médecine de Parme, 1990.

3 https://michaelkaufman.com

4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Maltraitance

5 Rôles masculins, masculinité et violence. Perspectives d’une culture de paix, Éditions UNESCO (2004), consultable en ligne : https://unesdoc.unesco.org/images/0012/001206/120683f.pdf. Voir aussi « Genre et rapport au risque : de la compréhension au levier pour l’action », Marie-Axelle Granie in Questions vives (2013) : https://questionsvives.revues.org/1273

6 Ibid.

7 Élever un garçon, Steve Biddulph, Éditions Marabout (2011).

 

Article initialement paru en mai 2016 dans le n°58 du magazine Grandir Autrement.


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