Les mathématiques sont un problème, pour les enfants qui n’y comprennent rien, pour les professeurs qui ne comprennent pas pourquoi ils n’y comprennent rien, pour les politiques qui jugent à l’aune des mathématiques l’efficacité de leurs politiques éducatives, pour les parents qui ont peur que leurs enfants échouent. Tout cela ne vient-il pas d’une incompréhension fondamentale, et des besoins réels des enfants en matière d’apprentissages, et de la « véritable nature » des mathématiques ?

L’origine des mathématiques remonte aussi loin que les débuts de l’histoire (écrite) des humains, et fort probablement avant. De l’Égypte à la Chine en passant par Babylone, l’Inde, et jusqu’aux civilisations précolombiennes, les humains ont élaboré divers systèmes numériques, algorithmes de calcul, méthodes de résolution d’équations, théorèmes, etc. Mais c’est dans la Grèce antique que les mathématiques sont devenues la science hypothético-déductive fondée sur la méthode axiomatique1 et portant sur des objets abstraits qui est enseignée aujourd’hui. C’est cela d’ailleurs qui fait dire à André Warusfel « Il n’y a pas de mathématiques modernes2… » faisant référence à la réforme, tant décriée, de l’enseignement des mathématiques qu’ont connu les enfants scolarisés dans les années soixante et soixante-dix ; l’histoire des « mathématiques modernes » aurait en fait commencé avec Euclide.

Des apprentissages non naturels

En revanche, c’est assez tardivement dans l’histoire de l’humanité que l’apprentissage de la science mathématique a été sélectionné comme apprentissage fondamental et élémentaire, notamment depuis que les États organisent une éducation de masse systématisée et rationalisée, fonctionnant sur le modèle industriel. Cette sélection s’est faite, pour les mathématiques, comme pour bon nombre d’autres matières enseignées à l’école, selon un mode totalement différent du mode naturel de sélection des apprentissages pertinents pour un individu et une communauté d’individus donnés. La sélection que l’on qualifie ici de naturelle est opérée de façon immanente et intrinsèque, c’est-à-dire que l’individu détermine pour lui-même, et la communauté d’individus pour elle-même, les apprentissages les plus pertinents. En somme, il existe une pression évolutive qui permet de sélectionner les compétences les plus utiles à un individu ou une population dans un environnement donné (il n’y a pas de raison de ne pas considérer les apprentissages fondamentaux d’une population donnée comme des éléments déterminants de l’écosystème qui l’abrite). A contrario, le mode de sélection des matières enseignées à l’école est transcendant et extrinsèque. Se donnant la pourtant noble mission d’instruire les enfants, c’est-à-dire de leur inculquer des connaissances et des compétences censées les rendre à la fois autonomes et adaptés à la société dans laquelle ils évoluent, l’école impose par le haut et de l’extérieur des apprentissages dont la pertinence est rarement immédiate et est, en cela, plus qu’aléatoire. Ainsi en est-il des mathématiques qui sont, dans la vastitude des savoirs et savoir-faire que l’humanité a accumulés, un corpus de connaissances spécifique dont certaines parties sont sélectionnées par les concepteurs de programmes scolaires pour être enseignées de la primaire au lycée, et plus si affinités. Mais ne discutons plus de la pertinence de cette sélection ni du fait même d’imposer l’apprentissage des mathématiques à l’école ; pour l’instant. Notre école reflète, après tout, notre société et celle-ci accorde une grande valeur à la science mathématique, à tort ou à raison.

Double inefficacité

Malheureusement, il semble qu’en dépit de toute son assiduité, l’école ne parvienne pas à organiser un enseignement qui soit à la hauteur de la valeur et de l’intérêt qu’elle accorde aux mathématiques au point de les rendre obligatoires. Pour le dire simplement, cet enseignement est inefficace. Deux constats permettent de poser ce jugement. Le premier relève du niveau des petits Français en mathématiques, mesuré à partir d’enquêtes, aussi bien nationales qu’internationales. Par exemple, selon PISA 2012, une évaluation internationale réalisée par l’OCDE, le niveau en mathématiques des élèves à 15 ans est en baisse, un quart d’entre eux ayant un niveau très bas confinant à l’innumérisme, notamment parmi les enfants issus de milieux défavorisés, ce qui classe la France au 25e rang sur 65 pays participants. Selon l’enquête nationale Cedre 2014, 40 % des écoliers sont en difficulté en fin d’école primaire. La pédagogie retenue par l’Éducation nationale est ainsi inefficace, de son propre point de vue, puisqu’elle ne permet pas d’atteindre les objectifs qu’elle se fixe. Elle l’est tout autant du point des buts généraux de l’instruction et du point de vue des enfants, et c’est le second constat, puisqu’elle génère en eux des sentiments négatifs et violents, peur, colère, aversion, impuissance, mésestime de soi… Les enfants « détestent les maths », ils n’y comprennent rien (alors que, paradoxalement, dans le même temps, sélection oblige, ils convoitent les sections scientifiques du lycée).

Mais comment peut-on décréter l’enseignement mathématique obligatoire, l’imposer plusieurs heures par semaine, durant au minimum dix années, et à ce point ne rien faire pour permettre aux enfants d’accéder au sens profond d’une science que l’on porte pourtant aux nues au point d’en faire l’honneur de l’esprit humain ? Quel gâchis quand on songe à l’émerveillement à côté duquel tant d’enfants passent. Et quelle souffrance pour ceux qui « n’y arrivent pas ». Le plus insensé est sans doute que ceux qui « y arrivent » passent peut-être eux aussi à côté de l’essence de cette science.

Qu’est-ce que les mathématiques ?

Mais qu’est-ce donc que « l’essence » des mathématiques ? Tout d’abord, les mathématiques sont une activité humaine comme une autre qu’exercent les mathématiciens professionnels, mais aussi des « profanes », selon des règles et sur un « matériau » donnés. Par exemple, la musique est produite selon certaines règles d’harmonie à partir du matériau que constituent les sons. Les mathématiciens peuvent définir la science mathématique tantôt par ses règles, ou sa forme (la « pensée mathématicienne » ou la méthode mathématique), tantôt par son matériau (les « objets mathématiques ») ; cela dépend de la primauté qu’ils accordent à l’une ou l’autre de ces caractérisations. En effet, d’une part, les mathématiques sont un ensemble de connaissances ou de contenus de pensée obtenus d’une certaine manière. Quand les connaissances historiques s’obtiennent par l’étude de documents écrits anciens, les connaissances mathématiques sont obtenues essentiellement par le raisonnement logique, le calcul ou la mesure, à partir de notions et définitions élémentaires. D’autre part, les objets et problèmes du monde physique peuvent être un point de départ de la réflexion mathématique (comment obtenir « à coup sûr » un angle droit quand on bâtit un mur) mais ils ne sont pas les objets mêmes des mathématiques, qui sont plutôt des nombres, des figures, des ensembles, des structures, tous « remarquables » en une certaine manière (par exemple, pi ou les entiers relatifs, l’hypercube ou les triangles, l’ensemble ordonné des rationnels muni des quatre opérations arithmétiques ou les anneaux, etc.). Pour les mathématiciens, les objets mathématiques sont des objets abstraits doués de propriétés abstraites propres, des individus à part entière, qui, en quelque sorte, ont une « personnalité ». La question de savoir s’ils existent indépendamment de l’esprit humain (auquel cas le mathématicien ne fait que les « découvrir », les cueillir sur l’arbre de la connaissance telles des pommes) ou s’ils sont construits par l’esprit est certes débattue entre les « constructivistes » et les « platoniciens » mais la spécificité des objets mathématiques n’est en général pas remise en cause. Ainsi, faire des mathématiques, c’est réfléchir « comme un mathématicien » sur des objets mathématiques précisément définis. Il existe encore une autre façon de caractériser les mathématiques comme un corpus de connaissances, un ensemble de résultats, théorèmes, méthodes que l’on s’efforce d’organiser en un édifice cohérent.

Les mathématiques de l’école

Le rapport avec ce que votre enfant fait en classe vous semble lointain, c’est normal. C’est ce qui a fait dire à certains, comme le philosophe Jean-Michel Salanskis, qu’on ne commence à faire des « vraies » mathématiques que dans le supérieur3. Mais que fait-on à l’école alors ? L’intitulé du cours, c’est bien « mathématiques », il y a bien une raison. En fait, si certaines connaissances ou compétences peuvent de façon évidente être qualifiées de mathématiques, d’autres semblent beaucoup trop générales pour être enfermées par le vocable « mathématique ». Ainsi, à l’école primaire, les enfants recevront une « éducation numérique », ils seront « chiffrisés » en plus d’être alphabétisés. On leur apprendra à compter, c’est-à-dire, à la fois, à appréhender le fonctionnement de l’écriture des nombres selon le système décimal et la construction conceptuelle de l’ensemble des entiers et des décimaux, et à nommer les nombres ainsi conceptualisés. Ensuite, ils apprendront des méthodes de calcul en l’espèce des algorithmes des quatre opérations arithmétiques élémentaires que sont l’addition, la soustraction, la multiplication et la division. Ils apprendront également des méthodes d’organisation de données (graphiques, tableaux de proportionnalité) et des méthodes de mesure (géométrie). Enfin, ils seront initiés à la résolution de problèmes et à la fois, au lexique (à la langue) et aux définitions (aux signifiants) des mathématiques. Si « l’éducation numérique » et la « chiffrisation » ainsi que les méthodes de calcul peuvent être considérés comme spécifiquement mathématiques (quoiqu’on aurait très bien pu se contenter de manipuler des nombres à des fins utilitaires sans élaborer de « théorie des nombres »), cela est beaucoup moins évident des méthodes d’organisation de données, de mesure ou de la résolution de problèmes qui peuvent s’appliquer à de nombreux autres champs de connaissance. Il est vraiment curieux que l’on nomme « numératie » les capacités à faire face à des problèmes en employant un raisonnement logique et hypothético-déductif. Le processus d’abstraction lui-même n’est pas propre à l’activité mathématique ; l’apprentissage d’une langue est un processus d’abstraction. On peut s’interroger sur la pertinence à qualifier de (logico-)mathématiques des capacités cognitives humaines élémentaires, simplement parce qu’elles s’exercent ostensiblement dans la science mathématique. Ainsi, comparer deux quantités, deux formes, deux écritures d’un nombre, ce serait faire des maths ! Et être capable de le faire, ce serait avoir les mathématiques dans le « hardware » cérébral… Si c’est ainsi, par l’affirmation que « tout est mathématique » qu’on espère décomplexer les élèves, on risque d’être déçu, et surtout, on risque d’empêcher l’acquisition de compétences fondamentales simplement en leur appliquant l’étiquette « maudite » des mathématiques, cette matière que les élèves détestent tant. Se partager équitablement une pizza, comparer deux sacs de bonbons, élaborer une stratégie pour débloquer l’armure de platine dans un jeu vidéo, calculer un budget pour s’acheter des Playmobil, ce n’est pas faire des maths, c’est juste se partager équitablement une pizza, comparer deux sacs de bonbons, élaborer une stratégie… C’est vivre avec toutes les possibilités que nous offre notre cerveau de mammifère primate.

Les « vraies » mathématiques

Mais on peut légitimement se demander si l’on apprend vraiment à développer toutes les capacités de notre cerveau de mammifère primate à l’école. Rien n’est moins sûr. On connaît déjà le problème des apprentissages « forcés », qui n’ont pas de sens, qui ne font pas sens pour les enfants, qui leur semblent si étrangers, sans lien car aucune motivation intrinsèque ne les y rattache. Comment s’approprier pleinement et durablement des savoirs et savoir-faire quand les motivations sont extrinsèques : satisfaire des parents, des professeurs, obtenir de bonnes notes, passer un examen, un niveau ? Quand la transmission est si industrielle, si standardisée, si désincarnée ? De cette façon, on ne forme pas des esprits pénétrants mais des automates mathématiques, des « automathes » dit Stella Baruk4. Quand malgré le sens absent, des enfants « font illusion », en fait, très souvent, ils ne font qu’exécuter de façon quasi automatique des procédures calculatoires, des manipulations de symboles (et on bascule des termes de part et d’autre d’un signe d’égalité, et on applique la méthode du discriminant, et on dérive une fonction…). L’exécution peut être parfaite, l’élève se transformant en calculateur-traiteur de données dans lequel on ferait tourner des algorithmes. On peut ainsi dériver une fonction sans jamais avoir compris ce qu’est la dérivée d’une fonction. Et alors ? pourrait-on me répondre, le but, c’est d’obtenir son bac S. On peut le voir ainsi, en effet. Mais l’amoureuse de mathématiques que je suis peine à concevoir une telle instrumentalisation de cette science, devenue outil de sélection d’un certain type de fonctionnement du cerveau et d’appréhension du réel, ceux-là mêmes qui ont permis de domestiquer/dominer/asservir/détruire la nature et les sociétés humaines ; outil de domination… On n’est pas mathématicien quand on exécute des méthodes sans âme. On l’est quand on réfléchit sur les méthodes, et qu’on cherche à les généraliser, les simplifier5, voire quand on est guidé par un certain sens de la beauté ou de l’élégance ; tout le travail du mathématicien se situe dans cette recherche tâtonnante. Les objets et les méthodes mathématiques sont le résultat d’un long processus historique de distillations successives, d’abstraction d’abstractions, pour aboutir à ce que le mathématicien Jean-Pierre Kahane appelle un « élixir de pensée », un « alcool » qui, pour, être bien digéré, doit être consommé lentement en accompagnement d’« aliments solides ». On ne peut pas vraiment dire de l’enseignement des mathématiques en France qu’il permet cette « digestion », cette appréhension lente, qui nécessite effort (mais ne doit pas causer de douleur !) et patience, qu’elle fournit ces « accompagnements solides », indispensables à la pratique vivante, créative et authentique des mathématiques.

1 – La méthode axiomatique consiste à dériver selon les règles de logique les propositions vraies d’une science à partir d’axiomes (des propositions non démontrées) et de définitions premières.

2 – Les Mathématiques modernes, Éditions du Seuil (1969).

3 – Vivre avec les mathématiques, Éditions du Seuil (2009).

4 – Chercheuse en pédagogie des mathématiques.

5 – La simplification est en fait le résultat d’un approfondissement.

Article initialement paru dans le n°61 de Grandir Autrement.

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