La musique est un type de langage que partagent tous les peuples de la planète. Non que tous les peuples partagent les mêmes codes musicaux, que la musique ait pour tous la même signification, la même valeur ou la même fonction, ou qu’elle suscite les mêmes émotions. L’universalité de la musique tient au fait que tous les peuples ont développé un langage musical, de la même manière qu’ils ont développé une langue parlée. Ce simple fait suffirait à montrer l’essentialité de la musique pour Homo sapiens. Les développements de l’imagerie cérébrale et les études sur les effets de la musique sur le cerveau et le corps humains à la fin du 20e siècle confirment la singularité de la réponse d’Homo sapiens à la musique.

Selon la psychologue et musicologue russe Dina Kirnarskaya1, les humains sont des musiciens naturels. L’ « homme musical », celui qui crée, joue et écoute de la musique serait plus ancien qu’Homo sapiens lui-même. Nos ancêtres auraient joué de la musique avant même de savoir mesurer, dénombrer ou expliquer les choses. Certains anthropologues (Brown, Merker et Wallin2) affirment même qu’il est possible que nos lointains ancêtres aient été des hominidés chantants avant d’être des humains parlants. Plusieurs arguments, anthropologiques, linguistiques et anatomiques3 viennent appuyer cette hypothèse de la précédence de la musique sur le langage parlé. Quand on observe les bébés, on note qu’ils sont particulièrement sensibles à la musique et à la musicalité d’une phrase, d’une intonation ; ils répondent davantage aux chansons qu’aux phrases neutres. En fait, c’est en observant notre cerveau que l’on comprend à quel point celui-ci est « fait pour » analyser et comprendre la musique.

La musique dans la tête !

Que se passe-t-il quand on entend un ensemble de sons musicaux ? Sur la membrane basilaire de l’oreille interne s’étendent des cellules auditives en forme de poils qui sélectionnent les fréquences (nous ne sommes pas sensibles à toutes les fréquences de son), des plus basses à une extrémité de la membrane aux plus hautes à l’autre extrémité. Cette membrane est comme une carte topographique des différents tons que l’oreille humaine est capable d’entendre (en général, de 20 à 20 000 hertz), carte dite tonotopique à laquelle on pourrait superposer le clavier d’un piano. Quand certaines régions de la membrane basilaire sont activées en fonction des fréquences reçues, un signal électrique est envoyé au cortex auditif qui possède sa propre carte tonotopique et sur la surface duquel sont répartis les tons, des plus aigus aux plus graves. Ainsi le cerveau analyse la hauteur tonale d’un son directement au moyen de cette carte. Si on place des électrodes sur le cerveau d’une personne, on peut savoir exactement quelles notes elle entend, simplement en observant son activité corticale4 ! Le cerveau analyse donc la valeur absolue d’une note : en quelque sorte, nous avons tous une « oreille absolue » au sens neurologique, à défaut de l’avoir au sens habituel qu’on donne à cette expression. Notre cerveau perçoit également très bien les écarts entre les notes même si cet écart ne fait pas toujours l’objet d’une connaissance déclarative, c’est-à-dire qu’on n’est pas toujours capable de dire si l’écart entre deux notes est une tierce ou une quarte, par exemple. Ainsi, il est redoutablement efficace pour retenir des mélodies (la musique qui tourne en boucle dans votre tête après une seule écoute), qui sont davantage caractérisées par des intervalles entre des notes que par des notes précises. Par exemple, quand vous chantez Au clair de la lune, tous les soirs à votre enfant, vous ne partez jamais de la même note ; un jour, vous commencerez par un la, un autre par un do ; ce qui compte, c’est l’écart entre toutes les notes de la mélodie. Ces écarts, notre cerveau, et notamment celui de nos tout-petits, les analyse, les mémorise et les reproduit à la perfection, sans qu’aucune formation musicale soit nécessaire. Des expériences ont montré que notre cerveau apprend et retient mieux des mélodies se développant dans des gammes employant des intervalles inégaux (telle notre gamme majeure dont la structure des intervalles entre les notes est « ton, ton, demi-ton, ton, ton, ton, demi-ton »)5. En écoutant une pièce musicale, notre cerveau compte, de façon bien sûr inconsciente, le nombre de fois qu’une note est jouée, le nombre de fois où elle constitue un temps fort ou un temps faible de la composition, ce qui permet d’identifier « instinctivement » la gamme, le centre tonal de celle-ci. D’ailleurs, cette capacité à déterminer la gamme dans laquelle une musique est jouée nous permet aussi d’inférer les notes qui vont suivre un ensemble donné de notes. C’est dans la « déception » des attentes qu’a le cerveau concernant la suite que se situe, pour certains, une partie de l’émotion musicale. Cette capacité à inférer la suite d’un ensemble de notes est également culturellement déterminée ; on assimile la structure des gammes à force d’écouter de la musique. Dès l’âge de 5 ans, les enfants connaissent les gammes, les progressions de notes propres à la musique de leur culture et repèrent les écarts par rapport à une progression standard aussi facilement qu’ils repèrent les écarts par rapport au langage tels les phrases sémantiquement mal construites. Quand un instrument produit un son, il produit en fait simultanément plusieurs notes qui correspondent à plusieurs fréquences. Celles-ci sont souvent liées par des rapports numériques simples. Quand les fréquences sont des multiples de nombres entiers, on dit que le son est harmonique ; la fréquence la plus basse est appelée « fondamentale » et les autres, « harmoniques ». On a montré que le cerveau réagit parfaitement à ces fréquences harmoniques en déclenchant simultanément les neurones correspondants dans le cortex auditif ; il restitue même la fréquence fondamentale si celle-ci est artificiellement tronquée. Le timbre d’un instrument, d’une voix est une conséquence, entre autres, des harmoniques. Ce qui explique que le cerveau humain distingue les timbres avec une si grande précision. Mais le cerveau, grâce au cervelet et ses circuits neuronaux dédiés à l’extraction de la mesure, a aussi une grande capacité à mémoriser de manière très précise le tempo d’une musique. On a ainsi pu montrer que les non-musiciens ne s’écartent pas plus de 4 % du tempo original d’une chanson qu’ils se remémorent6. Le rythme, on ne l’a pas que dans la peau…

Notre cerveau forme des représentations abstraites des structures musicales, en quelque sorte, la grammaire du langage musical, ou les « programmes » qui permettent de comprendre la musique, sur la base d’un « hardware » préexistant s’enracinant dans les structures cérébrales les plus anciennes. Des perturbations de ces structures causent certes des anomalies de la perception musicale. Mais il n’en demeure pas moins, de par cet enracinement structurel, que la musique est pour les humains un langage universel.

1 The Natural Musician, Éditions Oxford University Press (2009).

2 The Origins of music, Éditions MIT Press (2001).

3 Sérénade  pour un cerveau musicien, Pierre Lemarquis, Éditions Odile Jacob (2009), lire le chapitre « De la musique avant toute chose ».

4 Voir De la note au cerveau, Daniel Levitin, Éditions Héloïse d’Ormesson (2010).

5 Ibid.

6 Ibid.

 

Article initialement paru en janvier 2017 dans le n°62 du magazine Grandir Autrement.

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