Sans doute vous attendez-vous à ce que la réponse à cette question provocatrice et qui peut sembler racoleuse soit, au terme d’une habile démonstration, positive. Comment pourrait-on répondre autrement ? C’est la réponse socialement attendue, politiquement correcte, celle de l’humanisme et du progressisme social qui suppose qu’avant l’alphabétisation de masse, une grande partie de l’humanité était ignorante. Et une certaine partie de l’humanité le serait encore aujourd’hui puisqu’elle n’a pas accès à l’écrit. En réalité, cette question n’est pas du tout rhétorique car elle interroge le plus sincèrement le choix et l’hégémonie de l’écrit comme moyen d’appréhender le monde, d’où découle une injonction presque morale à la lecture. Il ne faut pas s’attendre ici à obtenir une quelconque réponse mais seulement d’autres questions ; des question plus dérangeantes encore qui peut-être nous aideront à nous dégager du culte de l’écrit pour appréhender d’autres modalités d’être-au-monde tout aussi subtiles et désirables, pour, enfin, reconnaître à l’écrit et à la lecture leur juste place.

À la question «.faut-il lire ? », la majorité d’entre nous répondrait sans hésiter « Oui, absolument ! ». Notre environnement est imbibé d’écrit. Des informations essentielles à notre quotidien sont communiquées par écrit, qu’il s’agisse du prix des aliments sur les étiquettes ou du fonctionnement des appareils électriques sur les notices d’utilisation en passant par les droits et devoirs du citoyen dans le courrier administratif. Mais l’ardeur avec laquelle on défend la nécessité du savoir lire s’enracine moins dans des considérations pragmatiques qui feraient du savoir lire une compétence essentiellement pratique que dans une croyance presque religieuse que la maîtrise de l’écrit ferait de nous des êtres meilleurs. Il y a quelque chose de l’ordre de l’injonction morale dans ce « il faut ». L’illettrisme n’est pas seulement un obstacle à une bonne adaptation à son environnement au quotidien ; il est moralement inacceptable. Et tout d’abord parce qu’il exclut l’illettré de la société. Lire est un commandement, l’obligation de lire et celle d’alphabétiser sont inscrites dans la loi [1]. C’est ainsi que des gouvernements se drapent de la légitimité du devoir et de la responsabilité morale que les sachants (les dominants) auraient envers les ignorants (les dominés) pour imposer des programmes d’alphabétisation à des populations de culture orale, ce qui n’est pourtant rien moins qu’une forme d’impérialisme culturel [2]. Mais n’est-ce pas davantage la place démesurée que l’on accorde à l’écrit qui disqualifie ceux qui ne le maîtrisent pas que l’illettrisme en lui-même ? Pourquoi a-t-on fait de l’écrit un support privilégié du sens, au détriment d’autres formes d’expression et de communication ? Ne peut-on pas, et même ne faut-il pas, précisément par souci éthique, réhabiliter d’autres façons de communiquer ?

Dominer par l’écrit

L’invention de l’écriture est communément présentée comme une conquête majeure de l’humanité (tristement réduite à celle des civilisations de l’écrit) qui lui a permis de dominer la nature. Elle est corrélée à un certain type de développement économique, social, politique, technologique et scientifique qui a été longtemps considéré, et l’est encore pour une grande majorité d’entre nous, comme un « progrès », une évolution positive par rapport à un état initial vu comme négatif et indésirable, celui de la soumission à la pression de l’environnement naturel ; ceux qui relativisent voire contestent ce point de vue sont fort rares [3]. En effet, les règles de l’économie et du commerce, les lois que décrètent un gouvernement et qui régissent la vie de la Cité [4], les « lois de la nature » découvertes par les sciences, les technologies, sont toutes écrites. Leur connaissance est dépendante de la compétence lecture. Maîtriser l’écrit, c’est alors accéder aux savoirs qui permettent de s’extraire de son statut de dominé soumis à l’environnement, qu’il soit naturel ou social. C’est la raison pour laquelle l’accès à cette compétence est également considéré comme un progrès social majeur car il permettrait aux classes les plus pauvres et les moins instruites de s’approprier des connaissances qui étaient jusque-là réservées aux classes dominantes et, partant, de s’émanciper… Comme si la lecture pouvait à elle seule engager un processus quasi automatique d’instruction et d’émancipation ; comme si le niveau d’instruction et le pouvoir ne dépendaient pas de façon plus importante encore de conditions sociales et économiques privilégiées… On peut légitimement se demander si l’alphabétisation des enfants des classes populaires, rendue légalement obligatoire, a réellement contribué à modifier les rapports de force et à déplacer les lieux de pouvoir. Rien n’est moins sûr. Selon Jean-Pierre Lepri, l’alphabétisation organisée par l’État a même plutôt contribué à maintenir chacun à sa place, la maîtrise de l’écrit et l’authentique savoir lire demeurant la prérogative des dominants [5]. Il n’aurait jamais été dans l’intention des gouvernements, au service des classes dominantes, d’émanciper les classes populaires dont ils devaient plutôt entretenir la servitude par une illusion d’émancipation par l’école et la lecture. Ainsi, contester l’hégémonie de l’écrit, et favoriser d’autres formes de communication et d’expression, peut-il être une autre façon de contester la domination de ceux qui le maîtrisent (parce qu’ils le produisent) sur ceux qui ne le maîtrisent pas.? Peut-être est-ce un mode de contestation plus radical et un moyen d’émancipation plus sûr que celui qui consiste en l’appropriation des techniques de domination des puissants [6]?

Qu’a-t-on perdu avec l’écrit ?

C’est peut-être là que s’enracine le fantasme parental du « bon » ou du « grand » lecteur ? Car celui qui lit sait et celui qui sait domine. Or le rêve de nombreux parents est que leur enfant s’émancipe (bien sûr grâce à l’école) de leur propre condition de dominés. Cependant, on peut légitimement se demander si la vie de notre enfant sera réellement meilleure s’il lit beaucoup de livres. On peut bien sûr aimer lire, et c’est juste, mais l’amour de la lecture donne-t-il à notre enfant ou à nous-mêmes plus de valeur comme semble le suggérer la déraisonnable valorisation de l’écrit propre à notre culture ? Car ce n’est pas tant d’être un grand lecteur qui compte que d’être ouvert à de multiples points de vue. On pourrait même considérer la lecture pour la lecture comme une forme de « divertissement », voire d’aliénation, qui détourne notre attention des signifiants qui permettraient vraiment de nous extirper de notre situation de colonisé culturel. En effet, l’élection de la forme écrite peut réduire la diversité des modalités d’accès au monde, et d’abord parce, pour certains, lecteurs compulsifs, il n’est plus possible de se rapporter au réel et au monde autrement que par le truchement de l’écrit. Qu’a-t-on perdu en élisant l’écrit ? Sûrement pas le paradis mais peut-être, si l’on considère l’écrit comme une langue au même titre que l’oral ou n’importe quel autre système de signes, un certain plurilinguisme natif, celui qui permet à chacun de lire en toute chose un « sens-pour-soi [7] ». Renoncer à ce plurilinguisme, c’est restreindre son champ de lecture du monde. La forme écrite sélectionne forcément une certaine structure du réel, celle qu’ont en commun ceux qui écrivent et ceux qui lisent (dans une même langue écrite), quand bien même leurs points de vue (leurs grilles de lecture) sont différents. Cette communauté est également sensible dans toutes les cultures de l’écrit [8] dont l’hétérogénéité est moindre qu’entre elles et les cultures de tradition orale. Il y a tant d’autres façons de lire, avec les yeux, les oreilles, la peau, le nez, tant d’autres façons d’aller à la rencontre du monde et des autres, par la voix, le regard, le geste, les actes, et autant d’expériences différentes d’une même réalité que l’écrit ne peut épuiser même si c’est parfois son ambition. Élire l’écrit et la lecture comme formes supérieures d’expression et d’interprétation dans une société donnée disqualifie tous ceux qui spontanément favoriseraient d’autres modalités d’accès au monde. Il n’est même pas évident que l’écriture permette à la pensée d’être plus claire ou plus subtile ; d’aucuns ne parviennent à préciser leur expérience du monde qu’à l’oral et combien préfèrent le dialogue vivant qu’ils considèrent comme plus constructif que tous les états de pensée figés dans l’écrit. De plus, les écrits, bien qu’ils se donnent pour tâche de fixer ce qui est par nature impermanent, de constituer des « preuves » puisqu’ils enregistrent, notent, consignent l’évanescent sur des supports durables, peuvent être trompeurs, comme l’est parfois du reste la parole, contredisant voire falsifiant la pensée ou l’acte. La rencontre entre deux êtres, médiatisée par l’écrit, même dans la plus grande sincérité, est immanquablement altérée car l’écrit n’exprime qu’une partie réduite et souvent sélectionnée, même inconsciemment, d’une personne. Les actes, eux, sont moins ambigus. La rencontre entre deux âmes, deux esprits, deux mondes, peut être directe, sans le medium déformant de l’écrit qui, au contraire, met une distance, et tout d’abord celle de la médiation par le langage et l’intellect. Mais la proximité peut être si déstabilisante ; on ne vit pas des chocs culturels en lisant des livres mais en voyageant, en allant physiquement vers ceux qui nous sont le plus étrangers (même au sein de notre propre société). Finalement, le livre nous ressemble, il est un effet de notre culture de la distance, de l’objet transitionnel, de la réserve, de la retenue. Ne serait-il pas alors un objet « anti-écologique [9] » ? Comme tout objet, il se pose « entre » les êtres, pont et passage malgré tout, au-dessus de la béance interpersonnelle propre à notre culture « séparatiste [10] ». Au final, lire est peut-être un « mieux que rien » là où la rencontre vivante est impossible.

Alors, certes, lisons des livres, c’est aussi un moyen de se relier. Mais relions-nous d’abord avec ceux que nous aimons par des actes d’amour ; car il n’y a pas de « preuves » d’amour, (des mots, toujours des mots, écrits ou dits), il n’y a que des actes d’amour. Mettons dans nos relations de l’attention, de la sollicitude, des regards, des sourires, du toucher, des jeux, de la bienveillance… Allons vers les autres, et laissons les enfants aller à la rencontre des autres, du monde, par le corps sans déprécier son ou ses langages propres. Redécouvrons ces langues oubliées par des siècles d’empire de l’écrit ; c’est une grande expérience de liberté.

1 Le code de l’éducation français instaure en effet l’instruction obligatoire pour tous les enfants âgés de 6 (bientôt 3) à 16 ans et la lecture est une des compétences cardinales dont la maîtrise parfaite est attendue au terme de ces dix années d’instruction.

2 C’est ainsi, par exemple, que le gouvernement malaisien a tenté de contraindre à la scolarisation les Orang Asli, population aborigène de l’intérieur montagneux de la péninsule malaise.

3 Voir, par exemple, Running on emptiness : the pathology of civilization (Éditions Feral House, 2002) de l’anarcho-primitiviste et théoricien anti-civilisation John Zerzan ou l’anthologie de textes de Rousseau, Thoreau, Adorno, Sloterdjik, Jensen, Clastres, Illich, etc., réunis par le même Zerzan, Against civilization (Éditions Feral House, 1999), deux ouvrages que j’adorerais traduire pour les éditions Le Hêtre Myriadis !

4 Nul n’est censé ignorer la loi, dit-on. Or la loi est écrite. La connaître implique de savoir lire car les résumés qu’en font les journalistes de la télévision ou de la radio sont insuffisants.

5 Voir Lire se livre, Éclats de lire et Éducation’ authentique, Pourquoi ? (Éditions Myriadis, resp. 2016 et 2017). Lire infra « Qu’est-ce que vraiment lire ? La lecture authentique selon Jean-Pierre Lepri ».

6 S’approprier les moyens de domination des dominants ne permet pas de détruire la logique dialectique de la domination mais seulement de changer de rôle.

7 Voir l’article « Faut-il enseigner la lecture ? ».

8 Ne serait-ce que parce que la traduction ramène une altérité à du connu, l’autre ne pouvant être pensé que par ce qui, en lui, est semblable.

9 Un objet est anti-écologique, au sens où je l’entends, quand il limite le rapprochement et la sollicitude mutuels indispensables à l’équilibre et l’harmonie entre les êtres vivants.

10 Notion développée dans le bouleversant À moi ! Lorsque l’ego paraît. Pour une égologie pratique, de Valérie Vayer (à paraître aux éditions Le Hêtre Myriadis à la rentrée).

QU’EST-CE QUE VRAIMENT LIRE ?

La lecture authentique selon Jean-Pierre Lepri [1]

Selon Jean-Pierre Lepri, l’école n’apprend pas à lire aux enfants mais leur enseigne plutôt une technique qu’il appelle le déchiffrage et qui, selon lui, n’a rien à voir avec la lecture et même l’empêche. Déchiffrer un texte n’est pas vraiment lire. Lire est appréhender le sens d’un texte et à trop se focaliser sur le déchiffrage lettre par lettre, on ne parvient pas à reconstituer ce sens. La lecture authentique, c’est saisir immédiatement le sens qu’exprime directement un texte. L’accès à ce que Lepri appelle le « lire-3 » ne peut se faire que dans le cadre d’un projet qui a du sens et de la valeur pour celui qui l’entreprend.

L’écrit, une langue à part

Pour certains (Dehaene, Bentolila, Morais, Gombert), l’écrit est la notation d’une langue parlée et lire est décoder les signes écrits en sons. C’est, selon Lepri, la conception dominante aujourd’hui. Pour d’autres (Goody, Christin, Smith, Foucambert, Umberto Eco, Noam Chomsky), moins nombreux, l’écrit est une certaine manière d’exprimer une pensée, une idée, une histoire et la lecture est décodage de ces pensée, idée, histoire. L’idée qu’il existe des correspondances entre le code oral et le code écrit est même abandonnée par certains linguistes qui préfèrent considérer l’écrit comme une langue en propre. Lepri se range résolument derrière ces derniers : pour lui, l’écrit est une langue autonome qui devrait et peut s’apprendre indépendamment de l’oral et il en veut pour preuve l’exemple des sourds qui apprennent le français écrit sans le recours de la langue orale. Il nous montre d’ailleurs qu’avant l’apparition de l’alphabet, les écritures étaient idéographiques et que, même dans les écritures alphabétiques, le caractère idéographique demeure prépondérant, bon nombre de mots ne pouvant être lus si on n’a pas, au préalable, eu accès au sens global d’une phrase, d’un texte.

Lire, c’est comprendre

Dès lors, lire, c’est accéder directement à un sens sans le détour par une quelconque conversion sonore. Cette saisie immédiate du sens, Lepri l’appelle « lire-3 ». L’école n’enseigne malheureusement pas à lire-3 mais plutôt le déchiffrage que Lepri appelle « lire-1 » et qui n’est même pas la première étape vers la conquête de l’écrit puisqu’il court-circuite plutôt l’accès au lire-3. Lepri nous explique qu’en classe de 6e, moins de 6 % des élèves ont des diffcultés dans la connaissance du tableau des correspondances sons/lettres et pourtant plus de 80 % ne disposent pas de la langue écrite comme outil de pensée. Nous n’avons donc pas besoin de plus de méthode, globale, syllabique ou mixte, mais de plus de « lire authentique ». Lire ne peut être un mécanisme et apprendre à lire, la transmission d’une technique, contrairement à ce que pensent ceux que Lepri appelle les « phonocentristes ». Si lire est un mécanisme, il suffit de proposer un procédé et cela fonctionnera ; si échec il y a, il ne pourra provenir de la technique mais de celui qui ne parvient pas à l’appliquer (ce qui, au passage, fabrique moult dyslexiques et dysorthographiques). La responsabilité de l’échec est ainsi renvoyée vers l’apprenti lecteur alors que celle-ci est clairement du côté de celui qui a enseigné une compétence pour une autre, le déchiffrage pour la lecture. Le but d’un enseignement de la lecture, si l’on pense qu’il est nécessaire d’enseigner, est d’aider celui qui lit à savoir extraire d’un texte le sens qui lui permettra d’accomplir son projet.

Lire, c’est vivre

Car, en effet, lire n’a pas de sens en dehors d’un projet ; une compétence ou une activité données n’ont pas de sens si elles ne servent pas la vie. Ainsi la lecture n’est jamais un acte gratuit, une fin en soi et il ne s’agit pas de lire pour lire parce qu’il faudrait lire. La lecture est toujours une action, une prise d’informations en vue d’un projet personnel ; elle n’est pas séparable du projet qui la motive. Les conséquences pédagogiques qu’il faudrait tirer de cela sont, selon Lepri, que le recours à la lecture ne peut être qu’un moyen de réaliser un projet. De plus, pour s’approprier la langue écrite, un enfant doit y baigner et la manipuler. Des enfants de 3 ans apprennent à lire-3 car l’écrit constitue leur milieu naturel. L’influence du milieu familial, social et culturel est, du reste, cruciale ; la lecture n’est une activité familière que pour l’enfant entouré de personnes qui lisent. Immergé dans un milieu où l’écrit est abondant, qu’il s’agisse de l’école ou de la famille, l’enfant apprendra à lire en lisant comme il a appris à parler en parlant parce que l’écrit, tout comme l’est la parole, sera un moyen de conquérir son univers.

1 Cet article est un résumé très sélectif de l’ouvrage Lire se livre, Éclats de lire (Éditions Myriadis, 2016).


1 commentaire

Lire, écrire… coder : nouveaux fondamentaux pour l’instruction – LE GAI SAVOIR · 9 avril 2020 à 21 h 43 min

[…] numérique » ? Je l’évoquais dans un autre article à propos de l’écriture (« Faut-il lire (et aimer lire) ? ») : c’est la place démesurée accordée à un outil qui disqualifie celui qui ne le […]

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