Si vous n’avez pas encore vu une vidéo de la chaîne Youtube Micmaths1, nous vous encourageons vivement à découvrir les mathématiques selon Mickaël Launay avec, par exemple, « La face cachée des tables de multiplication » ou la série des vidéos sur la quatrième dimension. Mickaël Launay n’a pas son pareil pour clarifier des problèmes mathématiques complexes ou pour présenter sous un jour inédit et surprenant des concepts dont on croyait avoir fait le tour ; et cela, toujours dans un esprit ludique. Ce talent naturel et un enthousiasme communicatif ont fait le succès de ses vidéos et, d’une manière générale, de son activité de médiation scientifique dont le but n’est rien moins que changer l’image que l’on se fait habituellement des mathématiques comme une « matière » fastidieuse et abhorrée. Le chercheur en neurosciences Idriss Aberkane2 qualifie ses vidéos de « gastronomie trois étoiles » de l’enseignement des mathématiques. Dans le cadre du dossier sur les mathématiques que j’ai proposé dans le n°61 du magazine Grandir Autrement, je ne pouvais pas ne pas questionner le vulgarisateur de génie qu’est Mickael Launay sur son expérience, aussi exigeante que créative et divertissante, de diffusion grand public de la culture mathématique.

 

Daliborka Milovanovic : À l’école, les mathématiques semblent fortement liées au langage et à l’explicitation, ne serait-ce que par des symboles, du raisonnement. On m’a rapporté une affirmation d’un professeur de mathématiques de secondaire : « Les maths, c’est du français ! Si vous voulez être bons en maths, soyez bons en français ! » La formule est sans doute caricaturale mais on ne peut nier cette dimension écrite des mathématiques. Est-ce cela qui bloque les enfants à l’école ? Sinon, quels sont, selon vous, les principaux blocages des enfants (et de leurs parents !) pour appréhender les mathématiques ?

Mickaël Launay : Je ne suis qu’à moitié d’accord sur le parallèle entre les maths et le français. S’il y a sans doute des points communs, il y a aussi des points de divergence assez forts entre les deux disciplines. En tant que science, les mathématiques ont une objectivité que le français n’a pas. Pourquoi le mot « hibou » prend-il un « x » au pluriel ? Il n’y a pas spécialement de raisons logiques à invoquer, ce n’est qu’une convention qui aurait pu être différente. Si on demande en revanche pourquoi il n’est pas possible de diviser un nombre par 0, cette fois, il y a des raisons objectives, il est possible de l’expliquer et de le comprendre. Il existe de nombreuses langues différentes et un même mot ne va pas s’écrire de la même manière d’un pays à l’autre alors que 2+2 sera toujours égal à 4 où que vous vous trouviez sur la planète. Au fil de l’histoire, les mathématiciens ont inventé un langage et une écriture spécifiques pour les mathématiques (avec des symboles comme +, x, π, etc.), mais il ne faut pas confondre contenu et contenant. Faire des mathématiques, c’est avant tout comprendre des concepts, jongler avec des idées. À peu près à tous les niveaux du système scolaire, on trouve des enfants qui apprennent les règles mathématiques comme des règles de français, et à mon avis, c’est très dommageable. Je me souviens avoir rencontré un prof de maths qui pour faire une blague à ses élèves (des 6e si je me souviens bien) leur avait annoncé au début d’un cours que suite à une réforme des programmes, l’aire du triangle était désormais égale à (base * hauteur)/3 (et non plus (base * hauteur)/2 !). Quelques élèves avaient timidement exprimé une certaine incompréhension, mais beaucoup d’autres ont noté la nouvelle formule sans en être particulièrement émus. C’est assez édifiant de voir que, pour ces élèves, les mathématiques peuvent être réformées comme on réforme l’orthographe. En maths, il est avant tout important de comprendre le sens de ce que l’on fait et, malheureusement, non seulement ce sens échappe à de nombreux élèves, mais, en plus, certains ne semblent même pas réaliser que les maths peuvent avoir un sens.

 

De toute façon, les mathématiques écrites ne sont que la face émergée de l’iceberg. Avant la formalisation et l’explicitation écrite du raisonnement, il y a l’intuition, la réflexion, la conception d’hypothèses que l’on teste et qui peuvent être des fausses pistes, les rectifications, approximations, les errements, les erreurs, qui font des mathématiques une activité vivante. Il n’est pas évident qu’on apprenne aux enfants à réfléchir vraiment (ni qu’on les autorise à avoir la « bonne réponse » sans utiliser la méthode apprise en classe !). On semble leur demander au contraire d’appliquer des procédures mécaniques (algorithmes, méthodes).

Oui, ce qui est important en maths (et en science en général), c’est avant tout la démarche. Comment, en partant des données, on formule des hypothèses, on les teste, on les affine, on se trompe, on reformule, puis on démontre rigoureusement pour obtenir un résultat de la fiabilité duquel on est certain. Je crois que ceci est plus important que le contenu même de ce que l’on apprend. Parce que, franchement, une grosse partie de ce que l’on apprend au collège et au lycée est d’une parfaite inutilité dans la vie de tous les jours et dans la plupart des métiers. L’important, ce n’est pas de savoir résoudre tel ou tel type d’équation, mais de comprendre la méthode et d’apprendre à réfléchir.

 

De nos jours, on commence à « enseigner » les mathématiques de plus en plus tôt, en maternelle même. D’un enfant qui apprend à comparer deux quantités, on dit qu’il fait des maths. Et pour dédramatiser une situation de blocage mathématique, souvent, on explique à un enfant (et à ses parents) qu’une situation typique du quotidien comme effectuer des partages équitables de tarte, c’est en fait des maths. Or partager une tarte en trois, c’est juste partager une tarte en trois. Est-ce vraiment une « bonne » façon d’expliquer ce que sont les maths ? Et si vous deviez expliquer à un enfant de, mettons, 7 ou 10 ans ce que sont les maths, comment vous y prendriez-vous ?

Les maths sont la science des objets abstraits. Et ça, il est possible de l’expliquer très tôt aux enfants. Il ne faut pas confondre le nombre 3 avec trois pommes ou trois crayons, le nombre 3 n’existe pas dans la réalité physique. Les enfants adorent ça ! Ils ont beaucoup d’imagination et c’est quelque chose de très jubilatoire pour eux de manipuler des concepts qui n’existent que dans leur tête, un peu comme des personnages de contes. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas de matériel. Les objets sont très utiles pour fixer sa pensée : on peut représenter le nombre 3 avec des pommes comme on peut représenter un château fort avec une boîte en carton. De même en géométrie quand on leur explique qu’une droite n’a pas d’épaisseur et se prolonge à l’infini. Quand on trace « une droite » à la règle, ce n’est qu’une approximation d’une idéalité qui, encore une fois, n’existe que dans nos cerveaux.

Dans le fond, l’abstraction fait plus peur aux adultes qu’aux enfants. J’aime bien faire le parallèle avec l’apprentissage des langues étrangères. À peu près tout le monde est d’accord pour dire que plus un enfant apprend une langue jeune, plus il apprend vite et efficacement. Pour les maths, en revanche, si on constate que des enfants de 10 ans ont des difficultés avec une notion, on a tendance à dire « ils sont trop jeunes, il faudrait apprendre ça un peu plus tard ». Je pense que c’est une erreur. Bien souvent, les concepts mathématiques gagneraient à être appris plus tôt.

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire de la médiation en mathématiques et surtout de proposer vos formidables vidéos ?

Quand j’étais au lycée, un prof de maths organisait tous les lundis un club de jeux mathématiques. Je suis tombé dedans à cette époque et je n’en suis plus sorti. Cela fait maintenant plus de quinze ans que je fais de la médiation. Au début, ce n’était que sur mon temps libre et puis, quand j’ai eu fini mes études, j’ai décidé d’en faire mon métier. Quand j’ai commencé mes vidéos en 2013, je ne me doutais pas de l’ampleur que ça allait prendre, ce n’était qu’une façon de diffuser la culture mathématique parmi tant d’autres. Les thèmes que je propose dans les vidéos, je les ai souvent testés avant face à un « vrai » public. Ça me permet de me rôder et de mieux appréhender la façon dont les gens qui vont me voir sur Internet vont recevoir ce que je dis.

 

Aujourd’hui, animez-vous des ateliers auprès d’enfants ? Si oui, quels âges et que proposez-vous en général ?

J’aime beaucoup varier les âges et les types d’atelier. J’en fais de la maternelle jusqu’au lycée et dans différents contextes. Certains sont en classe, avec les profs, d’autres sont des ateliers périscolaires. Ce que j’aime particulièrement quand je vais devant une classe, c’est ne rien préparer et improviser en fonction des questions des jeunes. Au début, ils sont souvent un peu timides et puis assez rapidement, ça se met à fuser. C’est très rassurant finalement, les enfants et les ados ont une curiosité naturelle. Ils ont envie d’apprendre des choses, mais c’est évidemment bien plus efficace quand cela vient d’eux.

 

Les « maths ludiques », est-ce que c’est « sérieux » (pourrait demander un parent dubitatif) ?

Et si ça ne l’était pas, est-ce que ce serait grave ? C’est une idée qui est assez insidieusement cachée dans notre culture que les choses doivent être sérieuses, graves, voire sinistres pour avoir de la valeur. Et surtout, qu’il faut souffrir en travaillant, sinon il n’y a pas de mérite ! Le jeu est un mode d’apprentissage très naturel et très efficace. D’ailleurs la majorité des mathématiciens pratiquent leur discipline comme un jeu. Je crois que beaucoup de grands savants n’étaient pas des gens sérieux.

 

Si vous étiez professeur de maths en collège, comment expliqueriez-vous ce qu’est le calcul littéral aux élèves (premier grand moment de perplexité pour les enfants dans leur « carrière » d’élève) ? Et au lycée, la notion de fonction (second moment de perplexité) ?

Le calcul littéral n’est né qu’à la Renaissance avec le mathématicien français François Viète. Auparavant, les maths étaient écrites dans le langage courant, c’est ce que l’on appelle l’algèbre rhétorique. À cette époque, une équation pouvait ressembler à ça : « À mon nombre, j’ai ajouté trois et j’ai trouvé sept. Combien vaut mon nombre ? ». Je pense qu’il est utile avec les enfants de commencer à poser les équations de cette manière. Et puis peu à peu, on va pouvoir abréger ces notations. Souvent, l’idée d’abréger va même venir des enfants eux-mêmes. Parce que c’est vraiment pénible d’écrire à chaque fois une phrase entière par équation. Alors, peu à peu, on va commencer à écrire « Le nombre cherché plus 3 égale 7 », et puis « Nombre + 3 = 7 », et puis « Nb + 3 = 7 », et puis « x+3=7 ». Il ne faut pas que ça se fasse trop vite. Il peut y avoir plusieurs semaines, voire plusieurs mois entre chacune de ces étapes. De cette façon, les abréviations du calcul littéral sont vécues comme un soulagement par les enfants et sont adoptées très naturellement.

Pour les fonctions, comme je le disais auparavant, cela fait à mon avis partie des notions qui gagneraient à être abordée beaucoup plus tôt. Dès 6/7 ans, il est possible d’en parler. Il y a un jeu que j’aime beaucoup : un enfant pense à une fonction. Les autres doivent deviner la fonction en lui posant des questions du type « Que donne ta fonction si on lui donne un 7 ? » Réponse : « Elle donne un 8 ». « Et si on lui donne un 3 ? » Réponse : « Elle donne un 4 », etc. Les enfants finissent par deviner que cette fonction fait « plus 1 », puis un autre enfant imagine une autre fonction et la fait deviner à son tour. Ce jeu permet aux enfants de manipuler les nombres qu’ils sont en train de découvrir et cela fait travailler leur imagination, car ils cherchent à inventer des fonctions toujours plus originales. Et bien souvent, ils nous surprennent ! Je me souviens d’un enfant (en CM1 si je me rappelle bien) qui avait pensé à la fonction qui renverse les nombres : 6 devient 9, 8 reste 8… Il avait été bien embêté quand un camarade lui avait demandé ce que donnait la fonction pour 3. Ça a été l’occasion de dire que les fonctions peuvent avoir un « domaine de définition » et ne marchent pas forcément pour tous les nombres. Ce jeu peut les accompagner sur plusieurs années à mesure qu’ils découvrent de nouveaux nombres et de nouvelles opérations.

Cela peut même rattraper le calcul littéral. Un enfant pense à la fonction qui fait « plus 1 » puis « multiplié par 2 » et un autre prétend avoir deviné qu’il s’agit de la fonction qui fait « multiplié par 2 » puis « plus 2 ». On se rend compte que ces deux fonctions ont l’air de toujours donner le même résultat, alors on essaye de l’expliquer et on finit par trouver l’identité 2(x+1) = 2x+2 qui est vraie pour tout nombre x. Alors on se met d’accord sur le fait qu’il s’agit bien de la même fonction et que la réponse est bonne.

 

1 – https://www.youtube.com/micmaths

2 – Voir l’article « Manger des mathématiques – Entretien avec Idriss Aberkane ».

Article initialement paru dans le n°61 de Grandir Autrement.


0 commentaire

Laisser un commentaire

Emplacement de l’avatar

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *