Ladite instruction en famille (IEF), bien qu’en constante progression, est encore très peu connue en France. Cette méconnaissance est souvent source d’incompréhension et d’interprétation voire de rejet spontané tant ce mode d’instruction défie les habitudes de pensée. Et penser que l’école est obligatoire est une habitude de pensée et pas seulement un manque d’information. La scolarisation des esprits et de notre société est telle qu’il est difficile d’imaginer que l’on puisse vivre autrement. Les fantasmes et les spéculations vont alors bon train quand l’expérience directe de l’IEF fait défaut. Comment vont-ils apprendre des choses, obtenir des diplômes, trouver du travail, avoir des repères, se faire des amis, accepter les contraintes de la vie en société, etc. ? Ce sont les questions qu’on se pose couramment au sujet des enfants non scolarisés. Je vous propose de tordre le cou à certains préjugés et de dissiper quelques fantasmes à propos de l’univers foisonnant, que je connais bien, qui s’épanouit derrière les murs de l’école.

 

Il est des croyances qu’on peut difficilement reprocher tant le conditionnement social est fort. Qui ne s’est jamais entendu asséner que l’école était obligatoire ? Combien d’enfants qui ont exprimé le souhait de ne pas aller à l’école se sont entendus rétorquer qu’ils n’avaient pas le choix, que c’était la loi. Combien de personnes ignorent leurs droits ? C’est un fait, plus de 95 % des enfants âgés de 3 à 16 ans sont inscrits dans des établissements scolaires et notre expérience de l’enfant non scolarisé est le plus souvent exotique ; il s’agit d’un enfant dont les parents voyagent ou sont expatriés, d’un sportif ou musicien de haut niveau, d’un enfant souffrant d’un handicap pour lequel aucune structure d’accueil n’est adaptée, et autres singularités qui, le plus souvent, sont vues comme de « bonnes » raisons de ne pas aller à l’école. Ces derniers profils de famille non-sco (pour non-scolarisante) sont socialement acceptés et ne sont qu’exceptions qui confirment la règle.

Une contingence des temps modernes

Pourtant, l’école est une invention somme toute assez récente, au regard de la longue histoire de l’humanité. On pourra certes, en forçant les traits et les points de comparaison, trouver des prémisses d’institution scolaire dans toutes sortes de structures sociales ou rapports humains connus depuis l’Antiquité. Mais les comparaisons resteront construites, artificielles, idéologiques, anachroniques, et l’école, telle que nous la connaissons, est endémique des sociétés modernes, industrielles et occidentalisées. On peut se demander pourquoi, à un moment donné de l’histoire des cultures humaines, on a eu besoin de créer des écoles comme lieux physiques où des enfants sont massés. Les réponses divergent selon le projet social auquel on adhère. Pour les uns, l’école pour tous a pour but de donner à chacun, quel que soit son origine sociale, notamment la plus modeste, la chance de gravir les échelons sociaux les plus élevés. Pour les autres, elle est un moyen que les systèmes économiques et politiques en place mettent en oeuvre pour se perpétuer (notamment en « libérant » et détournant les énergies parentales au profit du capital). Ainsi, selon le point de vue, elle peut être vue comme condition d’émancipation ou comme instrument d’aliénation.

Quoi qu’il en soit, bien que très jeune (l’école n’a pas été inventée par Charlemagne comme le voudraient certains mais par Jules Ferry), elle a très rapidement enfermé plusieurs heures par jour, plusieurs jours par semaine, plus des deux tiers d’une année, et près d’un sixième de leur vie, toutes les catégories sociales d’enfants âgés de 3 à 16 ans. La « scolarisation » au sens illichien [1]  du terme a été fulgurante ; moins d’un siècle de « démocratisation » de l’école et plus personne n’imagine qu’il est possible ou raisonnable de s’en passer. Dès lors, sortir du cadre scolaire, c’est comme sortir de la société puisque c’est s’extraire de la norme sociale ; curieuse équation quand on songe à l’immense partie de la société que l’école exclut de son enceinte…

Enfermés, asociaux et insociables ?

En effet, et fort heureusement, l’école n’épuise pas le réel, elle n’est pas un espace-temps social exclusif pour un enfant ou un adolescent. Derrière ses murs, il y a tout un univers d’une richesse infiniment plus grande que celle qui est proposée en son sein : celle des villes, des innombrables lieux de vie qu’elle abrite, parcs, potagers urbains, rues commerçantes, restaurants et cafés, bibliothèques, monuments, musées, centres d’animation, conservatoires, stades, piscines, patinoires ; celle des campagnes, de ses forêts et la multitude d’espèces vivantes qu’elle accueille, de ses fermes, de ses sentiers à travers champs, de ses fêtes de village ; enfin, celles des autres humains, adultes, touristes, retraités, étudiants, sans emploi, mais aussi enfants, qui quittent à 15 heures, qui n’ont pas cours le mercredi après-midi, qui ne vont pas à l’école… Quelle drôle d’idée que d’imaginer que les enfants qui ne vont pas à l’école sont enfermés et privés d’interactions sociales ! On pourrait même plutôt affirmer le contraire : ce sont les enfants scolarisés qui sont contraints à des interactions extrêmement pauvres, une douzaine d’adultes, une trentaine, dans le « meilleur » des cas une quarantaine, d’enfants du même âge. Il faut admettre que l’expression, bien pratique, « l’école à la maison » est source de confusion. On se représente un ou plusieurs enfants en train de recevoir des cours de la part de leurs parents, « comme à l’école », mais à la maison. C’est parfois le cas ; certaines familles choisissent de reproduire le mode d’instruction typique des établissements d’enseignement, avec horaires, cours formels, apprentissages dirigés. Mais souvent, parce que les parents jouissent de la liberté de choix pédagogique, faire « l’école à la maison », c’est surtout être hors de la maison, et « s’instruire en famille », c’est surtout s’instruire avec d’autres adultes et enfants. À partir du moment où ils fréquentent régulièrement des personnes, les enfants non-sco développent des compétences sociales tout à fait appropriées et ne risquent pas devenir des sociopathes. La variété des interactions sociales auxquelles ils sont susceptibles d’être soumis pourrait même constituer un avantage par rapport aux enfants scolarisés dont les contacts avec d’autres individus ou groupes sont souvent plus restreints et moins variés. Toutefois, même si, dans l’absolu, l’école n’est pas le lieu exclusif pour « trouver des amis », dans les faits, quand plus de 95 % des moins de 16 ans sont à l’école plus de 70 % de leur temps éveillé, on peut parfois se sentir seul, surtout quand on habite une région où vivent peu de familles non-sco. Mais les parents déploient en général une grande énergie pour offrir à leurs enfants des occasions d’interactions sociales nombreuses et variées. De plus, et malheureusement, les enfants se sentent bien trop souvent seuls à l’école même…

Vivre, c’est apprendre

En réalité, les enfants n’ont pas besoin de l’école pour apprendre, et d’ailleurs, ils n’ont pas besoin qu’on leur enseigne quoi que ce soit de façon intentionnelle pour apprendre. Apprendre est une compétence de base de tous les animaux. Sans elle, aucune adaptation à un environnement en perpétuel mouvement n’est possible. Ainsi, à partir du moment où on est vivant et en constante interaction avec un environnement non statique, on apprend. Et on apprend tout ce qui est nécessaire à une adaptation optimale à cet environnement. Il ne s’agit pas de théorie ou de rhétorique ; il suffit de considérer l’une des expériences d’apprentissage les plus emblématiques de l’espèce humaine, celle du langage articulé. Tous les enfants du monde apprennent à parler ; ils le font de façon naturelle, spontanée, informelle, inconsciente, continue, tout simplement parce qu’ils sont immergés dès leur conception dans un bain de langage. Cela vaut pour l’acquisition de la lecture et de l’écriture, dès l’instant où l’écrit est omniprésent dans l’environnement, ce qui est le cas dans nos cultures occidentalisées. Les Orang Asli de la forêt primaire de Malaisie n’ont sans doute aucune raison d’apprendre à écrire et ils ne le feront, mal, que sous la contrainte. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter de la non-acquisition d’une compétence dont on n’aura pas l’usage et à l’inverse, une compétence qui optimise le développement d’un individu dans un contexte donné sera nécessairement acquise. C’est une question de bon sens, parce que c’est une question de survie.

Bien sûr, vous vous demanderez si l’on peut apprendre de cette manière les mathématiques, considérées comme le type même du savoir qui nécessite une transmission formelle et dirigée. Je ne nie pas que certaines compétences s’acquièrent avec un peu de « technique » ou avec « méthode ». Mais il ne s’agit pas d’opposer l’informel et le formel mais bien plutôt ce qui a du sens et est utile à un instant I et ce qui ne l’est pas. Ainsi, si un enfant est motivé par la science mathématique, il la maîtrisera de façon aussi fluide et naturelle qu’il a maîtrisé le langage. Et surtout, l’être humain est naturellement doué de compétences cognitives, qu’il pourra mobiliser en mathématiques ou ailleurs, comme l’abstraction, le raisonnement, la mémoire, l’analyse, la synthèse, etc., et pour le renforcement desquelles nul n’est besoin d’exercices artificiellement construits, un environnement suffisamment riche y pourvoyant largement. En fait, la question cruciale est de savoir si les mathématiques sont pertinentes et utiles pour tous. Rien n’est moins sûr. Et là nous effleurons la question épineuse de ce qu’il « faut » apprendre. Ceux qui élaborent les programmes scolaires de l’Éducation nationale en ont une certaine idée qu’ils imposent aux autres, au mépris de la singularité des besoins et désirs de chacun.

Par ailleurs, l’être humain, et en particulier l’enfant, est un animal, à vrai dire comme tous les animaux, curieux et avide de nouveaux horizons. Il s’intéressera aux sciences, à la littérature, à l’histoire, à la politique, etc. ; mais avec un enthousiasme inversement proportionnel à la contrainte qu’il aura subie pour les appréhender. La réalité est que si l’on laisse l’enfant libre de ses apprentissages, il est tout à fait probable qu’un certain nombre de savoirs et de compétences, que je qualifierais d’académiques, et qui sont hautement valorisés dans la conception de l’excellence à la française soient délaissés en raison de leur inutilité dans l’actuel environnement social. Il faut en avoir conscience afin d’éviter d’être contrarié par des attentes déçues. Ce n’est pas « grave », la dignité de l’être humain ne réside pas principalement dans la physique théorique ou la poésie, et les domaines dans lesquels l’esprit humain peut s’accomplir sont infiniment plus vastes et variés. Au final, il est important de se défaire de l’idée qu’apprendre est une activité qui se développe dans un espace-temps limité et « d’apprendre » à mettre tous les savoirs et compétences sur un pied d’égalité car, en dernière instance, ce qui les distingue, c’est l’utilité et le sens qu’ils ont pour un individu ou un groupe d’individus donné. Ce n’est que dans la liberté que la conquête de savoirs pointus et qui semblent inutiles pour l’action immédiate peut se faire ; vivre, c’est aussi s’étonner et contempler la beauté de l’univers et nul ne peut être contraint dans la contemplation.

Repères, contraintes, limites

Certains pensent qu’un enfant qui n’est pas cadré par des horaires, se lever tôt le matin, s’habiller (oui, il faut l’admettre, les non-sco ont tendance à rester en pyjama quand ils n’ont pas besoin de sortir !), manger à heures fixes, différer son envie de faire pipi, se coucher tôt, et rebelote !, des exercices, des examens, en quelque sorte des « rituels » qui scandent son existence, mais aussi une obligation de ponctualité et d’assiduité, la vie en collectivité où un certain nombre de règles doivent être respectées, des devoirs (moraux) envers leurs parents, leurs enseignants, les autres enfants, eux-mêmes, qu’un tel enfant donc ne peut se développer correctement et pire, privé de limites imagine-t-on, il deviendra tyrannique. De la même manière, un enfant auquel on n’opposerait pas méthodiquement, intentionnellement un certain nombre de contraintes, notamment celles de la vie en collectivité, serait inapte à accepter les contraintes que lui réserve sa future existence d’employé soumis à une hiérarchie, à une conjoncture économique défavorable, à des politiques liberticides, à des lois iniques… Les contraintes de l’école constitueraient dès lors une sorte d’entraînement à la vie adulte.

Ici, il me faut citer une formule du philosophe anglais John Locke dans son Second traité du gouvernement civil : Liberty, not license. La liberté n’est pas un droit d’exercer arbitrairement son désir ou sa volonté. La liberté des uns n’entrave pas celle des autres, pas plus qu’elle ne s’y arrête ; au contraire, elle l’englobe et quand on est libre, on est libre ensemble. Cela peut vous sembler quelque peu philosophique mais c’est de l’ordre de l’élémentaire et rien n’est plus concret.

De la même manière que la liberté ne peut émaner que de soi et n’est pas un privilège consenti par une instance extérieure à soi, les repères, les limites n’ont pas besoin d’être volontairement, voire arbitrairement, mises en place (parce que fixer des limites serait « formateur »). Les limites sont des données objectives de l’environnement dans lequel on évolue et on les appréhende dès son premier souffle, si ce n’est en deça. Vivre, c’est rencontrer des blocs de résistance, ceux de son propre corps, ceux des autres corps. Quant aux repères, chacun les trouve dans son environnement, parce qu’on cherche toujours ce qui est stable, on est programmé pour précisément repérer ce qui est fixe ou récurrent. Ainsi, on n’a pas besoin de s’inquiéter de savoir si un enfant, rempli de force vitale, saura trouver des repères ; c’est prévu dans le kit de survie de l’animal humain.

En revanche, il nous faut admettre qu’un enfant qui n’a pas été soumis dès son plus jeune âge à la volonté des adultes qui pensent et décident à sa place, qu’on a laissé se développer à son rythme et selon ses besoins, qui n’a pas été conditionné à l’obéissance aveugle, aura en effet tendance à critiquer et rejeter les patrons abusifs, les collègues manipulateurs, les politiques liberticides, les lois iniques… Un enfant qui n’aura pas été conditionné à reproduire le statu quo social aura tendance à vouloir créer un autre monde, le sien. En quoi et pour qui est-ce un problème si ce n’est pour ceux qui n’ont pas intérêt à ce que les choses changent ? Doit-on seulement s’adapter au monde qui nous accueille, le subir ? Ne peut-on en être un acteur et co-créateur ? C’est là que l’on doit s’interroger sur ce qu’on veut vraiment pour son enfant, pas ce dont on a besoin tout de suite, comme la tranquillité et la satisfaction de désirs immédiats, mais ce qu’on souhaite pour lui, et seulement pour lui, pas pour soi-même.

Autres suspicions infondées

« Comment vont-ils obtenir des diplômes, et “donc”, trouver du travail ? » se demande-t-on souvent à propos des enfants non-sco. Tout d’abord, il est important de noter que de nombreux examens peuvent être passés en candidat libre c’est-à-dire sans devoir nécessairement assister à des cours ; c’est notamment le cas du baccalauréat. Il faut savoir aussi que le bac n’est pas la seule porte d’entrée aux études supérieures et qu’il est également possible dans le cadre de la formation continue de passer un diplôme national d’accès aux études universitaires (le DAEU) si après une première expérience professionnelle, on souhaite démarrer des études supérieures. Ce n’est en général pas considéré comme une « voie d’excellence » mais c’est une voie possible et de ce fait, c’est une voie légitime et valable de notre point de vue (cf. la nécessité de « dé-hiérarchiser » les savoirs et les modalités d’acquisition des savoirs). Il est vrai qu’en France, nous avons « la religion du diplôme » comme je l’ai entendu dire par un chef d’établissement lors d’une réunion d’accueil de parents d’élèves en début d’année scolaire. La croyance est tenace, en dépit du bon sens, que le défaut de diplôme est une preuve d’incompétence. Pourtant, il y a tant de possibilités nouvelles de s’autoformer efficacement grâce au développement des technologies de l’information et de la communication. Il peut certes être difficile de valoriser son CV en l’absence de mention de diplômes prestigieux. Toutefois, quand on n’a pas eu l’estime de soi et l’enthousiasme dévastés par un système d’évaluation chiffrée débilitant, par une organisation des savoirs qui valorise à outrance certaines modalités d’appréhension et de traitement, en général très « intellectualistes », du réel et néglige voire déprécie les autres, par des attentes irréalistes et inadaptées de la part des adultes quant à son développement, on a un avantage par rapport à ceux qui ont subi la « sélection » scolaire, l’avantage de la confiance en soi, de l’auto-évaluation, de l’autoformation, de l’autonomie, de l’autodétermination, de l’initiative. Il est possible de valoriser cette expérience de formation originale auprès d’employeurs audacieux et ouverts.

Il n’est pas non plus nécessaire, en tant que parent, d’avoir bac + 5 ou d’être diplômé en sciences de l’éducation pour accompagner son enfant dans ses apprentissages. Le parent n’a pas besoin d’être un puits de sapience capable de répondre du tac-au-tac, telle une encyclopédie en ligne, à toutes les questions de son enfant. Il lui rendra sûrement davantage service en lui montrant comment se procurer les informations dont il a besoin plutôt que de lui servir un réponse prémâchée. Ce qui compte, c’est d’être à l’écoute de ses besoins et de lui proposer un environnement riche et stimulant.

Enfin, il faut définitivement s’enlever de l’esprit que tous les parents non-sco sont des anarchistes, révolutionnaires, élitistes, radicaux ou fondamentalistes religieux, qui veulent détruire notre civilisation. Ces derniers soupçons pèsent beaucoup sur les familles non-sco et sont la source de nombreuses difficultés qu’ils rencontrent dans leur rapport avec les « contrôleurs » de l’Éducation nationale (cf l’article page suivante).

Les fantasmes et préjugés dont la vie sans école est l’objet sont trop nombreux pour les épuiser en quelques pages. Nous venons d’aborder les plus tenaces mais il en existe d’autres encore. Le meilleur moyen de s’en défaire est de partir à la rencontre vivante et interactive des familles non-sco.

 

1 – Une société sans école, Ivan Illich, Éditions Points (2015).

Article initialement paru dans le n°59 de Grandir Autrement.


0 commentaire

Laisser un commentaire

Emplacement de l’avatar

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *