Dans le cadre de nos conditionnements culturels, le mot « stress » a une connotation négative : il faut éviter les situations stressantes. En revanche, dans le contexte scientifique actuel, il apparaît que les hormones de stress jouent de multiples rôles, et le concept de « privation de stress » a récemment émergé dans la littérature scientifique. La naissance par césarienne avant le début du travail offre un exemple extrême, quasi expérimental, de privation de stress.

On sait depuis plusieurs décennies que la césarienne effšectuée avant le début du travail est un facteur de risques pour les difficultés respiratoires du nouveau-né, et que les risques dépendent de la durée de la grossesse [1]. L’une des interprétations est que le foetus n’a pas été exposé aux hormones de stress maternelles et foetales. Leurs rôles sont bien connus. Les effšets d’hormones de stress maternelles ont depuis plusieurs décennies des implications pratiques Ž: lorsqu’une femme est sur le point d’accoucher prématurément, on lui donne des « Žcorticostéroides Ž» pour faciliter la maturation des poumons du bébé. Le travail implique aussi la libération de l’hormone de stress foetale « Žnoradrenaline Ž», probablement l’un des principaux facteurs participant à la maturation des poumons.

Ce qui est nouveau

Le point important est que les multiples effšets négatifs de la privation de stress (chez les bébés nés par « Žcésarienne pré-travail Ž») ont été sous-estimés jusqu’à présent. Par exemple, il a été récemment démontré que, sous l’effšet de la noradrénaline, le sens de l’odorat atteint un degré élevé de maturité chez les bébés nés par césarienne en cours de travail ou nés par voie vaginale. Le principe d’une étude suédoise a été d’exposer des nouveau-nés à des odeurs spécifiques immédiatement après la naissance et de tester leurs réactions quelques jours plus tard lorsqu’ils étaient exposés à ces odeurs et à d’autres odeurs Ž: tous les nouveau-nés reconnaissaient les odeurs auxquelles ils avaient été exposés immédiatement après la naissance, sauf ceux qui étaient nés par césarienne avant le début du travail [2]. Puisque l’étude comportait une évaluation des concentrations de noradrénaline, il était possible de conclure que l’hormone de stress foetale libérée pendant le travail est impliquée dans la maturation du sens de l’odorat. Nous devons rappeler le rôle important du sens de l’odorat du nouveau-né. J’avais déjà mentionné, dans les années 1970, que le sens de l’odorat est le principal guide vers le mamelon dès la première heure qui suit la naissance [3]. Il a été démontré que c’est en grande partie par le sens de l’odorat que le nouveau-né identifie sa mère (et, dans une certaine mesure, que la mère identifie son bébé).

Parmi la récente accumulation de données concernant les effšets de la naissance par césarienne en fonction du moment de l’intervention, nous devons inclure les mesures des concentrations de « Žl’hormone de l’obscuritéŽ » (la mélatonine) dans le sang du cordon. Elles sont basses dans le cas d’une naissance précédant le travail [4]. C’est un fait important dans la mesure où la mélatonine a des propriétés anti-oxydatives protectrices. De plus cela confirme que « Žl’hormone de l’obscurité Ž» est impliquée dans l’accouchement. Mentionnons aussi les évaluations des concentrations d’adiponectine dans le sang du cordon de bébés nés à terme. Les concentrations de cet agent impliqué en particulier dans le métabolisme des lipides est significativement plus bas chez les bébés nés par « Žcésarienne pré-travail Ž» que chez tous les autres bébés, qu’ils soient nés par voie vaginale ou par césarienne [5]. Ces données suggèrent un mécanisme par lequel la privation de stress pourrait accroître les risques d’obésité dans l’enfance et à l’âge adulte.

L’expérimentation animale

En dépit des dišfférences entre espèces, nous devons prendre sérieusement en considération des expériences chez l’animal suggérant que le stress de l’accouchement influence le développement cérébral. C’est le cas d’études chez la souris selon lesquelles le processus de l’accouchement induit l’expression d’une protéine («Ž uncoupling protein 2 Ž» ou « Žprotéine découplante 2 Ž») qui est importante pour le développement de l’hippocampe [6]. Rappelons que, chez les humains, l’hippocampe est une composante importante du système limbique. On l’a comparé à un « Žchef d’orchestre Ž» qui coordonne l’activité de dišfférentes zones cérébrales. On l’a aussi présenté comme une sorte de «Ž GPS physiologique Ž» qui nous permet de nous situer dans l’espace. C’est aussi le cas d’études chez le rat, suggérant que les contractions utérines inversent les effšets du neuromédiateur GABA, qui devient finalement inhibiteur [7]. Si les contractions utérines ašffectent les systèmes des neuromédiateurs chez le rat, pourquoi n’en serait-il pas de même dans l’espèce humaine Ž?

Et la mère ?

Après avoir analysé les dišfférences déjà connues ou soupçonnées entre bébés nés avec ou sans travail, nous devons ouvrir une parenthèse et poser des questions sur les diffšérences possibles entre les mères qui ont eu une césarienne avant le début du travail et les autres.

Dans ce cadre nous devons mentionner les dišfférences en ce qui concerne le contenu microbien du lait (le «Ž microbiome du lait Ž»). Les différences sont significatives selon qu’il y a eu ou qu’il n’y a pas eu de travail [8]. Ce fait suggère que d’autres facteurs que l’opération elle-même peuvent altérer la transmission microbienne. Des diffšérences similaires ont été mises en évidence par une étude canadienne de bébés âgés de 4 Žmois [9]. Une équipe de Singapour a suggéré des interprétations pour ces données inattendues. Après examen des matières fécales de bébés âgés de 3 jours, 3 semaines, 3 mois et 6 mois, il est apparu que, à part la voie de naissance (vaginale ou abdominale) et l’exposition aux antibiotiques, un raccourcissement de la durée de la grossesse va de pair avec des diffšérences significatives Ž: une naissance par césarienne « Žpré-travail Ž» associe tous les facteurs connus susceptibles de retarder la maturation de la flore intestinale. Cette étude a de plus révélé qu’un retard à la maturation de la flore intestinale est associé à un excès d’adiposité à l’âge de 18 mois [10].

D’autres ešffets probables des césariennes ešffectuées avant le travail vont probablement apparaître dans un avenir proche. Il semble que les risques de placentas prævia ne sont significativement augmentés lors d’une grossesse ultérieure que s’il y a eu « Žcésarienne pré-travail [11]Ž ». Il y a déjà une accumulation de données confirmant les effšets négatifs de la « Žcésarienne pré-travail Ž» sur l’initiation et la qualité de l’allaitement [12], [13].

Ce qu’il faut garder à l’esprit

Sur un plan pratique, il ne faut pas perdre de vue que les césariennes effšectuées en cours de travail, à la dernière minute, dans de réelles situations d’urgence, sont associées à de mauvaises statistiques à court terme. Ce fait bien connu est facile à interpréter. L’intervention a souvent lieu alors qu’il y a déjà des signes de souffšrance foetale, après une longue période d’assistance pharmacologique Ž; elle est souvent effšectuée à la hâte, donc dans de mauvaises conditions techniques. De plus ces césariennes de dernière minute semblent avoir des ešffets négatifs à long terme. Ainsi une femme qui a subi une césarienne pendant la deuxième phase d’un accouchement aurait des risques accrus d’accoucher prématurément par la suite [14].

Conclusions pratiques

Cette vue d’ensemble des ešffets multiples des «Ž césariennes pré-travail Ž» – associée à un rappel des particularités des césariennes de dernière minute – suggère que la césarienne idéale a lieu en cours de travail, sans urgence.

Jusqu’à présent, les concepts de «Ž césarienne programmée en cours de travail Ž» et de « Žcésarienne en cours de travail sans urgence Ž» sont ignorés de la littérature médicale. Le jour où de tels concepts deviendront familiers, les portes seront ouvertes pour des stratégies binaires simplifiées, avec deux scénarios de base Ž: ou bien l’accouchement par voie vaginale se déroule simplement, ou bien des difficultés apparaissent, et la césarienne en cours de travail sans urgence est considérée comme la meilleure option. Avant que de telles stratégies ne deviennent réalistes, l’histoire de l’accouchement devra passer par plusieurs étapes. L’une de ces étapes pourrait être la confirmation que les principales composantes de l’assistance pharmacologique ont des effšets négatifs à long terme sur l’enfant.

L’étape principale sera de bousculer les effšets de milliers d’années de tradition et de conditionnement culturel. Cela n’est pas utopique à la lumière du concept d’inhibition néocorticale. La clé sera de comprendre comment certaines fonctions physiologiques humaines – comme l’accouchement – sont obscurcies par l’activité du puissant néocortex, et d’accepter la solution que la nature a trouvée pour s’adapter aux particularités de notre espèce. Une réduction des taux de césarienne doit être la conséquence d’une meilleure compréhension des processus physiologiques. Il serait dangereux d’en faire l’objectif primaire [15].

Michel Odent

Illustration : La Césarienne ou En croix de Aurélie Mantillet.

1 Glavind J., Uldbjerg N., « Elective cesarean delivery at 38 and 39 weeks : neonatal and maternal risks  » ; Curr Opin Obstet Gynecol, avril 2015; 27(2):121-7. doi: 10.1097/GCO.0000000000000158.

2 Varendi H., Porter R.H., Winberg J., « The effect of labor on olfactory exposure learning within the first postnatal hour », Behav Neurosci, avril 2002; 116(2):206-11.

3 Odent M., « The early expression of the rooting reflex », Proceedings of the 5th International Congress of Psychosomatic Obstetrics and Gynaecology, Rome 1977, London Academic Press, 1977: 1117-19.

4 Bagci S., Berner A.L., et al., « Melatonin concentration in umbilical cord blood depends on mode of delivery », Early Human development, 2012; 88(6):369-373.

5 Hermansson H., Hoppu U., Isolauri E., « Elective Caesarean Section Is Associated with Low Adiponectin Levels in Cord Blood », Neonatology, 2014; 105:172-174 (DOI:10.1159/000357178).

6 Simon-Areces J., Dietrich M. O., Hermes G. et al., « Ucp2 Induced by Natural Birth Regulates Neuronal Dierentiation of the Hippocampus and Related Adult Behavior », PLoS ONE, 2012; 7 (8): e42911 DOI: 10.1371/journal.pone.0042911

7 Tyzio R., Cossart R., Khalilov I., Minlebaev M., Hubner C.A., Represa A., Ben-Ari Y., Khazipov R., «Maternal oxytocin triggers a transient inhibitory switch in GABA signaling in the fetal brain during delivery », Science, 2006; 314: 1788-1792.

8 Cabrera-Rubio R., Collado M.C., Laitinen K. et al., « The human milk microbiome changes over lactation and is shaped by maternal weight and mode of delivery », Am J Clin Nutr, septembre 2012; 96(3):544-51. doi: 10.3945/ajcn.112.037382. Epub 25 juillet 2012.

9 Azad M.B., Konya T., Maugham H. et al., « Gut microbiota of healthy Canadian infants : proles by mode of delivery and infant diet at 4 months », CMAJ, 11 février 2013.

10 Dogra S., Sakwinska O., Soh S., Ngom-Bru C., Brück W.M., Berger B., Brüssow H., Lee Y.S., Yap F., Chong Y., Godfrey K.M., Holbrook J.D., « Dynamics of infant gut microbiota are influenced by delivery mode and gestational duration and are associated with subsequent adiposity », mBio, 2015, 6(1):e02419-14.

11 Downes K.L., Hinkle S.N., Sjaarda L.A. et al., « Prior Prelabor or Intrapartum Cesarean Delivery and Risk of Placenta Previa », American Journal of Obstetrics and Gynecology, 2015. https://www.ajog.org/article/S0002-9378(15)00005-8.

12 Prior E., Santhakumaran S., Gale S. et al., « Breastfeeding after cesarean delivery : a systematic review and meta-analysis of world literature », Am J Clin Nutr, mai 2012; 95(5):1113-35. doi: 10.3945/ajcn.111.030254. Epub 2012 Mar 28.

13 Levine L.D., Sammel M.D., Hirshberg A. et al., « Does stage of labor at time of cesarean affect risk of subsequent preterm birth ? », Am J Obstet Gynecol, 30 septembre 2014, pii: S0002-9378(14)01020-5.

14 Odent M., « Making sense of rising caesarean section rates : Reducing caesarean section rates should not be the primary objective », BMJ, 2004; 329doi: https://dx.doi.org/10.1136/bmj.329.7476.1240-b.

15 Op. cit.


1 commentaire

Mathilde · 19 décembre 2022 à 2 h 20 min

Il en a parlé dans cette conférence enregistrée en 2017
L’humanité survivra-t-elle à la médecine ? :
http://www.salonprimevere.org/editions-passees-ecouter-les-conferences
Voir aussi son livre Césariennes: questions, effets, enjeux.

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