La lecture est une compétence qui, comme toute compétence ou savoir-faire, suppose un apprentissage. Il n’est peut-être pas évident pour tous que l’apprenant lui-même est l’auteur et l’acteur principal du processus d’acquisition de cette compétence. En effet, l’existence même d’enseignants en lecture et de techniques organisant ce processus d’acquisition laisse supposer que cette compétence doit être enseignée afin d’être acquise et maîtrisée, le phénomène d’apprentissage, et la compétence elle-même, étant alors le produit ou l’effet de l’enseignement qui, lui, en est la cause principale. On admet certes un certain degré d’action (de liberté ?) de l’apprenant qui s’empare des outils proposés par l’enseignant. Mais fondamentalement, dans cette conception de l’acquisition de la compétence lecture, l’apprenant est davantage en position de patient qui attend l’intervention technique de l’enseignant. Or l’existence même de lecteurs dont la conquête de la compétence lecture a précédé tout enseignement intentionnel met à mal l’idée que les enfants ont besoin d’être enseignés à lire. Dès lors, on peut se poser la question de la nécessité de l’enseignement de la lecture.

La compétence lecture, ou le savoir lire, n’est évidemment pas innée ; les enfants ne se mettent pas à lire des textes écrits, telle Athéna sortant toute armée de la tête de Zeus, « comme ça », du « jour au lendemain », comme on entend parfois des parents l’exprimer, sans avoir à aucun moment traversé un processus complexe d’acquisition de nombreuses « micro-compétences » qui concourent ensemble à la maîtrise de la compétence globale lecture. Du reste, on ne peut pas vraiment, même si on y était extrêmement attentif, déterminer le moment précis où un enfant donné se met à apprendre à lire, simplement parce qu’on ne peut déterminer des moments précis à partir desquels il commence à acquérir chacune des « micro-compétences » impliquées dans la compétence globale lecture. Car il s’agit là d’un continuum d’acquisitions de diverses habiletés sensorielles et psycho-motrices dont les unes dépendent des autres, et qui a débuté dès la naissance, et sans doute avant, dès le moment où le fœtus a été en mesure de recevoir les différents stimuli de son environnement. Et c’est de façon très artificielle et imprécise que l’on rationalise le processus en le découpant en phases délimitées par un début et une fin. C’est d’ailleurs parce qu’il s’agit d’un continuum dont les différentes évolutions sont souvent imperceptibles car fondues les unes dans les autres que certains parents ont le sentiment d’être en présence d’un phénomène quasi miraculeux, magique. Les enfants qui ont appris à lire tout seuls ne se souviennent eux-mêmes pas comment ils l’ont appris. Simplement, en conséquence de toutes leurs acquisitions précédentes, ils se mettent à lire et leurs parents, souvent inconscients de ce qui a précédé, découvrent, « du jour au lendemain », que leur enfant sait lire.

Une compétence vitale

Cependant, si la compétence lecture n’est pas innée, elle n’en découle pas moins d’une autre compétence, tout à fait innée celle-là, que tout être vivant qui interagit avec son environnement possède, à savoir celle d’interpréter les différents éléments et événements de cet environnement, qui deviennent autant de signaux pourvus d’une signification pour eux. En somme, chaque être vivant recherche en chaque chose le sens qu’elle peut avoir pour lui-même. Dès lors, la lecture de textes écrits apparaît comme une modalité, parmi d’autres, de lecture comprise comme recherche de sens, celle-ci étant elle-même une modalité « d’être-au-monde ». Cette compétence de lecture-interprétation (qui est donc d’abord traduction de signes en « signifiants-pour-moi » avant d’être une traduction de signes qui auraient un sens absolu, en eux-mêmes et indépendamment du lecteur) peut se développer sous différentes formes et peut atteindre un grand degré de finesse. Et si l’on a tendance à considérer l’écriture et son corollaire, la lecture, comme les formes les plus abouties d’expression et d’interprétation, ce n’est pas parce qu’elles le sont en soi mais parce qu’elles sont celles qui ont été sélectionnées durant un long processus d’évolution des cultures comme modalités privilégiées d’expression et d’interprétation. Nous nous rapportons au monde par le filtre du langage ; notre environnement façonne certes notre langage mais celui-ci façonne également à son tour notre expérience du monde. Ainsi, le corpus écrit produit par notre culture est une partie considérable de notre univers, aussi bien en volume qu’en valeur. Dans un tel univers, maîtriser la compétence lecture est vital. Ce qui est vital, comme la marche ou la parole, s’apprend presque tout seul ; j’écris « presque » car nous ne vivons pas seuls, mais en société, et tous nos apprentissages, nous les faisons en interaction avec les autres. Toutefois, interaction n’implique pas direction. L’existence d’apprentissages autonomes, en dehors de tout enseignement méthodique, mais en interaction libre avec les autres, nous suggère la possibilité d’un autre paradigme, très différent de celui de l’apprentissage socialement organisé et dirigé de la lecture dans les écoles. La compréhension et l’acceptation d’un tel paradigme implique sans doute de repenser en profondeur le processus d’apprentissage de la lecture. L’exemple de l’accès à la lecture de populations non scolarisées, présentes ou passés, évoluant dans un univers empli d’écrit peut nous y aider.

Un autre paradigme d’apprentissage

Le problème de l’enseignement est qu’il se donne et donc qu’il dépend de la disponibilité d’un tiers. Cela implique que le prétendant à l’apprentissage d’une compétence donnée doive attendre qu’on veuille bien lui dispenser un enseignement (et seul un conditionnement précoce à l’idée que la lecture nécessite un enseignement peut empêcher les enfants de s’emparer du langage écrit comme ils se sont emparés du langage oral). Or, à partir du moment où des textes écrits ont été très amplement diffusés, c’est-à-dire à peu près dès l’invention de l’imprimerie au 15e siècle, les gens n’ont pas attendu qu’on organise et leur propose un enseignement pour s’emparer de ce nouveau medium d’accès à des informations possiblement signifiantes pour eux. C’est ce que décrit le chercheur en sciences de l’éducation Alan Thomas dans son avant-propos à l’ouvrage de sa collègue Harriet Pattison, Rethinking learning to read (« Repenser l’apprentissage de la lecture », Educational Heretics Press, 2016). En effet, la croyance populaire veut qu’avant l’organisation et la mise en place d’une scolarisation de masse institutionnalisée, c’est-à-dire il y a à peine un peu plus de cent ans, seulement une minorité de gens savaient lire. Cependant, si l’on recoupe et synthétise différentes sources historiques, c’est une toute autre histoire que l’on découvre ! D’après Alan Thomas, et pour le cas de l’Angleterre, mais c’est à peu près identique pour d’autres pays d’Europe, au moment de l’instauration de l’école ou de l’instruction obligatoires, déjà au moins deux tiers de la population savait lire. La culture de l’écrit s’est donc propagée sans l’aide d’institutions et sans un quelconque effort de l’État, simplement parce que l’écrit était unanimement perçu et reconnu comme un moyen puissant de diffusion d’idées et d’informations (et pas parce que les élites dirigeantes auraient soudain décidé qu’il fallait « éduquer » le peuple ignorant et illettré, ou ignorant parce qu’illettré). Il est très difficile d’établir avec exactitude comment cet apprentissage de la lecture hors cadre scolaire, et fort probablement hors méthode, se faisait car les sources historiques manquent sur ce point, les classes sociales les plus pauvres ne suscitant que très peu d’intérêt de la part de ceux qui rédigeaient ce matériau historique. En revanche, il est évident que cette conquête de l’écrit s’est faite de manière spontanée et informelle. Le cas actuel des enfants instruits hors cadre scolaire, c’est-à-dire aussi bien hors école que hors forme scolaire, ce qu’on appelle aussi unschooling [1] peut nous aider à imaginer ce processus mais la transposition est délicate car les contextes sont si différents. Certes, les unschoolers modernes nous confortent dans l’idée que l’enseignement n’est pas l’unique façon de conquérir l’écrit mais leur exemple est sans doute moins édifiant que celui de ces unschoolers d’avant l’ère scolaire qui ont appris à lire à un moment où, pourtant, la pression pour apprendre à lire n’était pas aussi forte qu’aujourd’hui. Pourrait-on en conclure que plus on est libre pour apprendre, plus on apprend, même ce qui n’est pas socialement exigé ?

1 Lire à ce sujet Apprendre par soi-même, avec les autres, dans le monde. L’expérience du unschooling, de Mélissa Plavis, Éditions Myriadis, 2017.

Catégories : Apprendre

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