Les apprentissages élémentaires ont toujours fait l’objet de grands débats parmi les pédagogues. On connaît bien le débat « méthode syllabique » contre « méthode globale » pour la lecture. On connaît moins les grandes discussions qui animent pédagogues et didacticiens des mathématiques qui pourraient être (très) schématisés en une opposition entre « méthode concrète » et « méthode abstraite ». Il y a sans doute du bon dans les deux approches et il ne s’agit pas de les opposer. En revanche, il y a de bonnes raisons de penser qu’une approche « an-archique  » qui favorise l’autonomie de l’apprenant est préférable aux approches dirigistes « orthodoxes ». Voici quelques pistes pour pratiquer des mathématiques comme vous le préférez, quelque part entre « orthodoxie » et « anarchie ».

Au tournant du siècle dernier, les mathématiques ont connu une grande « crise des fondements ». En effet, la théorie des ensembles sur laquelle bon nombre d’objets et de méthodes mathématiques s’appuyaient se sont révélées comporter des contradictions. De nombreux mathématiciens ont décidé alors de remettre de l’ordre dans deux millénaires de résultats mathématiques épars accumulés. Pour certains, la réponse à la crise a été l’abandon pur et simple de pans entiers des mathématiques dont les objets étaient « fictifs » (trop abstraits, trop « grands », mal définis, etc.). Pour d’autres, la réponse a été la formalisation. Dans cette dernière veine, un groupe de mathématiciens, connu sous le nom de Nicolas Bourbaki, a entrepris à partir de 1935 la rédaction des Éléments de mathématique (référence aux Éléments d’Euclide), exposé systématique et cohérent de la totalité des mathématiques.

L’élémentaire n’est pas facile

C’est de cette méthode d’exposition que s’est inspirée la réforme scolaire dite des mathématiques modernes dans les années soixante, et qui a été violemment rejetée par les parents, les professeurs, les élèves. Cette façon d’enseigner les mathématiques selon un ordre logique peut sembler naturelle aux pédagogues qui ont conçu ce programme. C’est oublier, comme le rappelle le mathématicien Jean-Pierre Kahane [1], que les divers résultats mathématiques sont l’aboutissement d’un long processus historique et qu’aucune des formules que l’on étudie à l’école n’a été d’emblée formulée de manière aussi générale. Les notions qui semblent les plus simples, comme le cercle ou la série, sont le résultat d’approfondissements successifs qui, à partir d’une notion plus concrète, ont donné une sorte d’huile essentielle intellectuelle. Il est erroné de croire que ce qui est simple à énoncer est simple à acquérir. On ne peut donc pas présenter aux enfants ces notions simples, comme on le fait souvent à l’école, dans leur forme « aboutie » (elle ne l’est en fait probablement pas et d’autres « distillations » pourront être opérées à l’avenir). Ils doivent les construire eux-mêmes « refaire le chemin » des mathématiciens qui les ont progressivement construites d’abstractions en abstractions, les sentir dans leur chair et leur pensée. Cela demande du temps, de la patience, de l’intimité. Selon Henri Poincaré, une bonne définition est une définition qui est comprise par l’élève [2]. Souvent, d’ailleurs, ce n’est pas exactement une définition mathématique, mais une définition dans le langage courant, car certaines notions sont trop riches pour se prêter à une définition mathématique. On comprend dès lors l’importance de mettre en place des portes d’accès à l’abstraction mathématique familières aux enfants en général, et à chaque enfant en particulier, car tous ne passeront pas par les mêmes portes, et certains préféreront passer par les fenêtres…

Du concret sans complexes

On a souvent peur de l’abstraction ; certains pédagogues préfèrent en retarder l’appréhension aux classes de collège. Mais d’autres estiment que les enfants sont capables d’abstraction très tôt. C’est par peur de retarder ou d’empêcher l’abstraction que d’autres encore rejettent des méthodes concrètes qui mobilisent le corps de l’enfant, comme par exemple, et tout simplement, les doigts, la première calculatrice de l’humanité. La chercheuse et pédagogue Stella Baruk recommande pourtant chaudement la mobilisation des doigts pour apprendre le calcul. Par exemple, dans l’addition, les doigts sont un support visuel de ce qui se passe mentalement quand on calcule 7+7. Quand on sait que 7, c’est 3+4, on n’a plus besoin de « compter » à partir de 7, voire de 1, jusqu’à 14, pour s’apercevoir que 7+7=14 ; le résultat apparaît immédiatement (« Voyez ! » écrivait parfois Euclide en guise de démonstration dans ses Éléments). Le chercheur Rémi Brissiaud [3] insiste sur l’importance des représentations figurées, des « collections témoins » pour ce qui concerne l’appréhension des nombres car le seul comptage (une méthode essentiellement verbale) ne permet pas d’appréhender le nombre par une stratégie de décomposition-recomposition ; à ce titre, les doigts font d’excellentes collections témoins, de même que les ensembles de petits chiens ou de bonbons.

D’autres pédagogues ont élaboré un matériel pédagogique concret spécifique en vue de permettre aux enfants de comprendre la structure des nombres. C’est le cas par exemple du pédagogue belge Georges Cuisenaire qui a mis au point ses fameuses réglettes. Ces réglettes colorées sont un matériel d’une grande efficacité pour apprendre les quatre opérations arithmétiques, mais aussi des opérations et notions plus complexes comme les puissances, les racines ou les logarithmes. Mais c’est sans doute la pédagogue italienne Maria Montessori qui a le plus théorisé l’intérêt d’une approche concrète, matérielle, corporelle des mathématiques. (Nous en parlerons plus spécifiquement dans un autre article.)

Une grande diversité de l’offre alternative

De nos jours, il existe de nombreux autres matériels pédagogiques du type de ceux élaborés par Maria Montessori ou Georges Cuisenaire, et notamment pour aborder des notions géométriques comme les mosaïques Attrimath [TM] (hexagones, carrés, triangles, losanges colorés) qui permettent des jeux de pavage ou les Polydrons [TM], polygones colorés qui peuvent être assemblés en polyèdres et qui permettent d’explorer toutes les dimensions de l’espace, mais aussi le Geomag [TM], jeu de construction à base d’aimants, sans oublier les pliages origami [8], le tangram, jeu de puzzle chinois à partir d’une dissection du carré en sept pièces élémentaires qui permettent de réaliser toutes sortes de figures, les pyramides pythagoriciennes (tables de Pythagore) en 3D, etc. Si vous allez surfer sur des blogs de familles « non-sco », vous rencontrerez encore d’autres matériels, d’autres méthodes et d’autres noms fort appréciés par les parents qui instruisent eux-mêmes leurs enfants comme la méthode des Frères Lyons, et leurs jeux Logix et Architecto, ou la méthode Singapour. Les parents qui les proposent à leurs enfants témoignent de leur plus grande efficacité dans l’assimilation des notions mathématiques que les méthodes employées à l’école. Et il est vrai que tout ce matériel est fort attractif, très coloré, amusant et beau [9]… Il existe même des jeux vidéos qui permettent de faire des mathématiques de façon plutôt traditionnelle [10] ou de façon tout à fait originale [11]. Quant aux jeux de société qui mobilisent les capacités logico-mathématiques, de Mathador [TM] à Mastermind [TM], en passant par le Wff N Proof de Layman E. Allen (en anglais), on a l’embarras du choix. Cependant, beaucoup de parents « non-sco » vous diront aussi que leurs enfants ont principalement utilisé réglettes, attrimaths, tangrams, etc., pour toutes sortes de constructions et de jeux qui n’ont rien à voir avec les mathématiques, refusant leur destination initiale !

Des irréductibles aux méthodes

En effet, certains enfants sont allergiques à toute orientation pédagogique d’une activité. On a beau déployer des trésors de séduction, rien n’y fait, ils entendent mener leurs apprentissages comme bon leur semble. C’est l’exemple des unschoolers, ces familles où les enfants sont libres de s’éduquer et s’instruire par des moyens qu’ils choisissent en autonomie, qui permet au pédagogue Peter Gray d’affirmer que les parents ne devraient pas s’inquiéter de l’apprentissage des mathématiques de leurs enfants [12]. Selon lui, et d’après son observation des familles de unschoolers ou des écoles de type Sudbury [13], les enfants apprennent les mathématiques facilement, même à un niveau baccalauréat, voire universitaire, quand ils ont le contrôle de leurs apprentissages. Les mathématiques qui sont vraiment utiles à la vie de tous les jours (et qu’on enseigne en école primaire) n’ont pas besoin d’être enseignées du tout, selon l’expérience des unschoolers. Un enfant qui a une vie suffisamment stimulante et riche, qui vit avec son époque, a maintes occasions d’acquérir des compétences mathématiques de base, lors d’activités quotidiennes, lors de jeux (le jeu ! cette extraordinaire activité qui sert d’entraînement, de répétition générale, d’« école de la vie » aux enfants). Mais, en réalité, les enfants peuvent faire preuve d’un haut niveau de réflexion typiquement mathématique (comme par exemple, se demander combien de mélanges de deux couleurs différentes on peut réaliser à partir d’une boîte de 34 tubes, puis à partir d’une boîte de n tubes, puis des mélanges de x couleurs différentes à partir d’une boîte de y tubes, etc.,)  sans jamais avoir reçu d’enseignement scolaire. Ils se posent des questions de ce genre assez naturellement ; c’est un jeu pour eux et le jeu renforce les apprentissages.

Au-delà de la méthode

En définitive, ce n’est pas tant la méthode qui importe que la possibilité d’apprendre en autonomie. Selon le point de vue « orthodoxe », pour apprendre, et notamment pour apprendre les mathématiques, un enfant a besoin d’un enseignant, d’une part, et d’une « bonne » méthode, d’autre part. Les unschoolers, qui n’ont pas d’enseignant qui dirige leur apprentissage et qui élaborent eux-mêmes la meilleure méthode qui soit, celle qui est adaptée à leurs besoins, au fonctionnement de leur cerveau, nous le prouvent. Le « problème » est que si on laissait tous les enfants mener leurs apprentissages, il est probable que beaucoup ne choisiraient pas de faire des mathématiques de manière aussi poussée qu’on essaye de le faire à l’école. Car tous n’ont pas besoin de mathématiques à ce niveau-là pour mener à bien leurs projets. Et s’ils en ont besoin, Peter Gray observe qu’ils parviennent aux mêmes résultats en bien moins de temps que ceux qui subissent les « travaux forcés » des mathématiques, tout ceci sans douleurs !

Les portes d’entrée dans les mathématiques sont multiples voire infinies comme le sont les possibilités mêmes qu’offre cette science. L’orthodoxie pédagogique préconise un ordre d’exposition pour l’enseignant, et d’assimilation pour l’apprenant. De nombreux enseignants « traditionnels », notamment les nostalgiques des « mathématiques modernes », affirment que les mathématiques sont un édifice qui se construit de la base au sommet et qu’on ne saurait y entrer par un de ses multiples sommets ou par une de ses multiples faces. Mais ceci est l’édifice « logique » des mathématiques, où souvent les points d’arrivée et les points de départ sont inversés, et pas sa pratique vivante dont les points de départ peuvent être insolites. Alors la méthode « an-archique », c’est-à-dire qui ne tolère aucune direction extérieure, aucun autre maître que soi-même, peut-elle mener aux mathématiques anarchistes, que l’on aborde dans le désordre, à l’image de celui dans lequel les mathématiques vivantes se sont développées. Et si l’appréhension d’une théorie nécessite la connaissance d’une autre théorie, l’apprenti mathématicien passionné n’aura aucune difficulté à se « mettre à niveau » et trouvera même dans ce va-et-vient entre théories, par la variation des perspectives qu’il induit, le moyen d’accéder à une compréhension plus profonde des concepts.

 

1 – Voir le DVD Nécessité et pièges des définitions mathématiques édité par le CERIMES.

2 – Science et Méthode, 1908.

3 – Comment les enfants apprennent à calculer, Éditions Retz (2005).

4 – Pour en savoir plus sur la pédagogie Montessori, voir notamment le n°54 de Grandir Autrement.

5 – Dans le matériel Montessori, il s’agit de la tour rose, élaborée de façon précise et différente des tours de gigogne classiques.

6 – La Découverte de l’enfant, Maria Montessori, Éditions Desclée de Brouwer (2016), p.119.

7 – Édouard Séguin (1812-1880) est un pédagogue français connu pour ses travaux avec des enfants souffrant de troubles cognitifs. Ses recherches ont beaucoup inspiré Maria Montessori. Les tables de Séguin sont un matériel pédagogique qui consiste en tablettes représentant les nombres de 1 à 10 et tous les multiples de 10, de 10 jusqu’à 100, ce qui permet de construire tous les nombres de 1 à 100.

8 –  C’est grâce à l’origami que la mathématicienne italienne Margherita P. Beloch a ouvert la voix à la résolution de deux des trois grands problèmes mathématiques irrésolus de l’Antiquité, à savoir le problème de la duplication du cube dit « problème délien » et le problème de la trisection égale de l’angle, le troisième problème, la quadrature du cercle de l’angle avec la règle et le compas, ayant été démontrée impossible quand Ferdinand von Lindemann a pu prouver que pi était transcendant.

9 – Au 19e siècle, le géomètre Oliver Byrne a ainsi proposé une magnifique version des six premiers livres des Éléments d’Euclide (dont l’éditeur Taschen a publié un fac-similé) où des symboles colorés sont utilisés à la place des lettres et où les figures géométriques sont colorés de rouge, bleu et jaune pour faciliter l’apprentissage.

10 – Voir le jeu Navadra : https://www.navadra.com/

11 – Il s’agit de la méthode d’apprentissage visuel des mathématiques « sans langage » de Matthew Peterson, Spatial-Temporal Math : https://www.mindresearch.org/stmath/

12 – https://ecole-autonome.be/2016/03/21/les-enfants-apprennent-les-maths-facilement-quand-ils-controlent-leur-propre-apprentissage-par-dr-peter-gray/

13 – Écoles régies par un principe de démocratie directe où les enfants sont responsables de leurs apprentissages.

 

Article initialement paru en novembre 2016 dans le n°61 du magazine Grandir Autrement.

Catégories : Mathématiques

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